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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Mademoiselle Méara est élève de Chopin. Il était là, il assistait au triomphe de son élève, et l’auditoire inquiet se demandait : L’entendrons-nous ?

Le fait est que, pour des admirateurs passionnés, voir Chopin dans un salon se promener toute la soirée autour d’un piano et ne pas l’entendre jouer, c’était le supplice de Tantale. La maîtresse de la maison eut pitié de nous ; elle fut indiscrète, et Chopin a joué, a chanté ses chants les plus délicieux ; nous mettions sur ces airs, joyeux ou tristes, les paroles qui nous venaient à l’esprit ; nous suivions avec nos pensées ses caprices mélodieux. Nous étions là une vingtaine d’amateurs sincères, de vrais croyants, et pas une note n’était perdue, pas une intention n’était méconnue : ce n’était pas un concert, c’était de la musique intime, sérieuse, comme nous l’aimons ; ce n’était pas un virtuose qui vient jouer l’air convenu et qui disparaît ; c’était un beau talent, accaparé, harcelé, tourmenté sans égard et sans scrupule, à qui l’on osait redemander les airs chéris, et qui, plein de grâce et de charité, vous redisait la phrase favorite, pour que vous pussiez l’emporter correcte et pure dans votre mémoire, et vous laisser longtemps bercer encore par elle en souvenir. Madame une telle disait : « De grâce, jouez ce joli nocturne dédié à mademoiselle Sterling. Celui que nous avons nommé le dangereux… » Il souriait et jouait le fatal nocturne. « Moi, ajoutait une autre femme, je voudrais entendre une seule fois, jouée par vous, cette mazurka si triste et si charmante. » Il souriait encore et il jouait la délicieuse mazurka. Les plus profondément rusées cherchaient des biais pour arriver au but : « J’étudie la grande sonate qui commence par cette belle marche funèbre, et je voudrais savoir dans quel mouvement doit se jouer le finale. » Il souriait un peu de la malice et il jouait le finale de la grande sonate, un des plus magnifiques morceaux qu’il ait composés. Le piano que fait résonner Chopin se métamorphose : ce sont des accords inconnus, des sons qu’on a rêvés peut-être ; mais qu’on n’a jamais entendus nulle part. Il n’y a qu’une voix dans la nature qui rappelle ces sons divins : c’est, dans le silence des nuits, cette note triste du rossignol, cette plainte mélodieuse répétée plusieurs fois qui précède l’éclatant ramage. N’importe, cela