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LETTRES PARISIENNES (1847).

endurent. Nous avons, pour notre malheur, entendu bien des amateurs de violon, et jamais l’idée ne nous est encore venue de vanter leur sécurité et leur désinvolture.

Mais… ô mademoiselle Cathinka de Dietz… tremblez ! votre gloire est menacée ; voici venir une rivale terrible, d’autant plus effroyable qu’elle est ravissante ! Regardez à l’horizon lointain, n’apercevez-vous pas une jeune fille à la taille svelte et flexible ? elle s’avance vers vous l’air timide et les yeux baissés ; son front pur est couronné de roses ; sa robe légère, qui flotte en plis onduleux autour de sa forme gracieuse, est d’un rose pâle et ressemble à ces fuyantes vapeurs, à ces transparents nuages du soir que rougissent les derniers adieux du soleil ; ses traits fins sont à la fois nobles et délicats ; son regard a ce charme inexprimable, cette limpidité, cette puissance, cette douceur, cette exceptionnelle beauté qu’on n’admire que chez les femmes de sa malheureuse patrie… regard mystérieux que nous avons appelé le regard irlandais : c’est un mélange de tristesse et de sérénité, de tendresse profonde et de dignité farouche que vous ne trouverez jamais dans les orgueilleux et brillants regards qu’on admire chez les femmes des autres nations. Que cette jeune fille est belle, que sa tournure est élégante, que son maintien est modeste !… et pourtant c’est là le spectre épouvantable… c’est la rivale menaçante. Frappez bravement votre piano, mademoiselle, si vous voulez qu’on n’entende pas l’harmonie du sien ; vous tenez le sceptre par intérim, — madame Pleyel est à Bruxelles ; — tenez-le donc d’une main ferme, car cette petite main, tremblante encore, pourrait bien vous l’arracher.

Cette charmante rivale se nomme mademoiselle Camille Méara. Nous l’avons entendue il y a quelques jours ; elle a joué avec une réelle supériorité le beau concerto de Chopin en mi bémol ; elle a été applaudie avec enthousiasme. Tout ce que nous pouvons dire pour vous donner une idée du jeu de mademoiselle Méara, c’est qu’il y a dans son talent tout ce qu’il y a dans son regard ; de plus, une admirable méthode et un doigté excellent. Son succès a été complet ; en l’écoutant, des hommes d’État étaient émus… et les jeunes femmes, celles qui sont bonnes musiciennes, lui pardonnaient d’être jolie !