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LETTRES PARISIENNES (1840).

LETTRE DIX-NEUVIÈME.

Des défauts caractéristiques, c’est-à-dire des qualités professionnelles. — Les notaires fringants, les juges à bonnes fortunes, les médecins gracieux, les comédiens agriculteurs, les coiffeurs austères et les baïonnettes intelligentes.
12 juin 1840.

Nous avons parlé, l’autre jour, des défauts profitables et des qualités nuisibles. Nous traiterons cette fois un sujet encore plus délicat : nous parlerons des défauts-qualités, ou, si vous l’aimez mieux, des qualités-défauts, c’est-à-dire… nous aurons de la peine à nous faire comprendre… c’est-à-dire de ces exagérations, singularités, manies, reprochées à certains états, que le monde appelle injustement défauts caractéristiques, mais que nous appellerons, nous, qualités professionnelles.

Le monde n’est aujourd’hui si décoloré, la confusion dans la société n’est si grande, que parce que les qualités inhérentes n’existent plus ; les professions ne sont aujourd’hui si déconsidérées, que parce que chacune d’elles a perdu le défaut original qui faisait toute sa valeur et qui souvent lui servait de garantie.

On a beaucoup ri, par exemple, de la gravité des notaires. On s’est cruellement amusé de leur pesanteur. On disait : « Triste comme un notaire, noir comme un notaire, » et mille autres folies de ce genre. Qu’est-il arrivé ? Les notaires se sont fâchés de ces absurdes railleries, et il y avait de quoi se fâcher. On leur reprochait leurs qualités comme des défauts ; cela ne se pardonne pas. On ne voyait dans leur prudence intelligente qu’une incapacité timide, et dans la rigide modestie de leur existence qu’un puritanisme ridicule. On les appelait lourds parce qu’ils étaient consciencieux, et tristes parce qu’ils étaient raisonnables. Ils ont voulu se corriger : ils se sont faits hommes du monde ; ils sont devenus légers et fringants ; ils ont laissé pénétrer les mœurs de la fashion dans leur poudreuse et vénérable étude. Alors nous avons vu s’accomplir ce fait étrange, inouï, cette révolution, la plus étonnante de toutes nos révolutions, l’émancipation du notaire !… Et, maintenant, les notaires corrigés ne se distinguent plus des autres mortels par le