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LETTRES PARISIENNES (1847).

On le lira ! » reprit le roi. Ici le roi fut barbare… Lire le rôle d’Athalie ! Athalie épelant dans un livre le récit de ce songe fatal dont le souvenir l’obsède en tous lieux ! Athalie récitant ses fureurs en tournant les pages d’un livre !… Ô Racine ! l’ombre de ta perruque nous est apparue tout à coup au milieu des blancs nuages que nous regardions courir dans le ciel, lorsqu’on est venu nous apprendre cette décision royale, et nous avons compris ton indignation ! Va, dans ce moment, tu n’étais pas le seul alarmé ! À cette nouvelle affreuse, tous les auteurs modernes ont frémi comme toi du danger qui, te menaçant, semblait les menacer aussi ; tous en même temps ont été frappés de visions funestes ; chacun d’eux voyait paraître devant ses yeux sa plus glorieuse héroïne, une brochure, un livre à la main. M. Lebrun, dit-on, vit s’avancer vers lui Marie Stuart ; elle lisait d’une voix indécise ce vers terrible qui fait trépigner d’admiration toute la salle quand mademoiselle Rachel… ne lit pas :

J’ai porté le poignard au cœur de ma rivale !


Et M. Lebrun, épouvanté, s’écria : Infortuné Racine !…

M. Victor Hugo, de son côté, vit venir à lui Lucrèce Borgia ; elle tenait à la main un petit volume de l’éditeur Charpentier, elle lisait la scène du souper d’une voix de collégien qui fait une lecture de réfectoire : « C’est bien moi, messieurs ; Je Viens vous annoncer une nouvelle : c’est que vous êtes tous… (elle tournait la page)… tous empoisonnés ! » Et M. Victor Hugo lui-même, songeant au rôle d’Athalie lu de la sorte, plaignait ce pauvre Racine, et tous nous gémissions amèrement en pensant qu’un roi si rempli de sagesse, d’esprit et de courage, un monarque érudit, un prince travailleur, un roi qui a lutté, qui a souffert, et qui dans la lutte et dans la souffrance a connu par lui-même tous les labeurs de l’artiste, toutes les angoisses du poëte, était sans pitié pour les travaux d’une jeune artiste, sans égard pour la mémoire d’un vieux poëte ; et, de notre bien faible voix, nous lui avons crié respectueusement : « Sire, souvenez-vous que vous êtes neveu de Louis XIV ! croyez-en le plus humble et le plus obscur de vos sujets, ne dédaignez pas vos forces les plus vivaces ; aimez et respectez