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LETTRES PARISIENNES (1845).

vous prosternez à chacun de ces avis très-détaillés, et toujours plus respectueusement. Enfin on vous apporte votre piano : on en a ôté les pieds, par égard pour le parquet de la galerie, mosaïque précieuse des bois les plus rares. L’immense piano à queue est posé sur cinq Turcs !

Les malheureux sont là à genoux, accroupis, écrasés par cette masse énorme. « Mais, dites-vous, je ne peux pas jouer sur un piano à cinq Turcs ! » On croit alors que vous hésitez parce que l’instrument n’est pas d’aplomb. On prend un coussin, on le met sous les genoux du plus petit des Turcs ; quand le piano est ainsi calé, on vous propose de jouer, on n’imagine pas qu’un sentiment d’humanité vous arrête. Vous êtes obligé d’expliquer cette délicatesse de la civilisation, et cela est très-long.

Enfin on remet à votre piano ses pieds véritables. Le sultan paraît ; après toutes sortes de salamalecs, on vous ordonne de jouer… Vous demandez une chaise… pas de chaise… On ne s’assoit jamais devant Sa Hautesse… « Eh ! dites-vous, on ne peut pas jouer du piano sans être assis. » Enfin le sultan a pitié de vos angoisses et vous fait donner un siège… Vous jouez, et il vous écoute… et il vous admire… Il est connaisseur, il est élève du frère de Donizetti, établi à Constantinople et maître de la musique du sultan. Le Grand Turc qui joue du piano !… Après cela, que peut-on dire ?

On peut dire, comme étrangeté suprême, que l’Académie française, pour sa prochaine élection, ne veut ni de M. de Balzac ni de M. Alexandre Dumas. C’est donc un inconvénient que d’être célèbre ? Pourquoi les talents célèbres ont-ils tant de peine à arriver ? C’est donc un crime que d’avoir des droits ? — Non, mais messieurs les académiciens sont capricieux, ils ont des manies, des préventions inexplicables : MM. de Balzac et Alexandre Dumas écrivent quinze à dix-huit volumes par an, on ne peut pas leur pardonner ça. — Mais ces romans sont excellents. — Ce n’est pas une excuse, ils sont trop nombreux. — Mais ils ont un succès fou. — C’est un tort de plus : que MM. de Balzac et Alexandre Dumas en écrivent un seul, tout petit, médiocre, que personne ne le lise, et on verra. Un trop fort bagage est un empêchement ; à l’Académie, la consigne est la même qu’au jardin des Tuileries : on ne laisse point