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LE VICOMTE DE LAUNAY.

que les discussions étaient arrivées presque à la fureur, un juge éclairé et compétent les a terminées par cette définition plaisante qui a mis tout le monde d’accord :

— Au piano,

Thalberg est un roi,

Liszt est un prophète,

Chopin est un poëte,

Herz est un avocat,

Kalkbrenner est un ménestrel,

Madame Pleyel est une sibylle,

Dohler est un pianiste.

Quant à Léopold Mayer, nous ne l’avons entendu qu’une fois, il nous a fait l’effet d’un ouragan harmonieux ; figurez-vous d’abord le son le plus léger, le plus vaporeux, le plus gracieux et le plus folâtre, cela dure ainsi pendant une demi-heure ; puis, tout à coup, sans transition, sans motif, sans prétexte aucun, une bourrasque furieuse tombant sur son piano inoffensif, un Hercule enragé frappant à coups redoublés un ennemi invisible, et frappant juste, frappant d’une manière agréable ; l’harmonie n’est jamais sacrifiée à la fureur. Ce sont des coups de poing, mais des coups de poing d’une main musicienne ; ils peuvent, si vous êtes trop près du piano, ils peuvent vous briser les oreilles ; mais vous les écorcher, jamais ! Quelle superbe violence ! et cela dure une heure ainsi ; et lui n’est pas du tout fatigué. Léopold Mayer joue des mélodies russes charmantes et des marches turques d’une grande originalité. Il est resté quelque temps à Constantinople ; il a eu l’honneur de donner un concert au sérail ; et ce n’est pas chose facile, à ce qu’il paraît, que de faire un peu de musique dans ce superbe palais. On vous fait venir à huit heures du matin pour jouer à trois heures ; il faut que vous soyez en grand uniforme ; vous attendez sept heures dans une très-belle galerie où il est défendu de s’asseoir. De temps en temps on vient vous dire ce qui se passe chez Sa Hautesse. « Sa Hautesse vient de se lever… » — Il faut vous prosterner à ce mot. Plus tard on vient vous dire : « Sa Hautesse va se mettre au bain. » — Vous vous prosternez encore. — « Sa Hautesse s’habille. » — Vous vous reprosternez. — « Sa Hautesse prend le café… » Et vous