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LE VICOMTE DE LAUNAY.

c’est superbe, c’est plus beau que d’avoir découvert la force motrice de la vapeur, c’est plus beau que d’avoir découvert un monde ! Avoir fait d’un bout de ruban un but, une gloire, une consolation, une compensation, en vérité, il faut que nous soyons bien sot, mais nous trouvons cela merveilleux. Dans un siège, un soldat a la jambe emportée par un boulet de canon, le voilà perdu, infirme pour le reste de ses jours… Que fera-t-on pour lui ? comment le dédommager ? comment le récompenser ? Vous, philosophes, qui êtes des hommes positifs, vous ne trouvez qu’un moyen : vous proposez de le consoler avec de l’argent, de le récompenser avec de l’argent ; mais comme vous n’avez pas d’argent pour ces sortes de choses, vous lui en souhaiterez en faisant de très-belles phrases. Vous, démocrates, vous êtes plus sincères, vous ne le dédommagez point du tout, vous ne le récompensez jamais, l’égalité vous le défend. Oh ! c’est qu’il faut bien y prendre garde ! savez-vous qu’en récompensant les braves vous risquez d’humilier les poltrons ? Ce serait injuste, ce serait cruel. Ces pauvres poltrons ! ils sont déjà bien assez malheureux, vraiment, de trembler toujours devant tout le monde, sans qu’on ait besoin de les affliger encore en récompensant ceux dont ils ont peur : ainsi vous ne récompensez pas ce noble infirme.

Eh bien, nous qui croyons à la force des idées sur les esprits généreux, nous avons une manière de dédommager ce soldat, de récompenser son courage : nous le faisons chevalier, et nous lui offrons, au nom de la patrie reconnaissante, une petite croix suspendue à un morceau de ruban rouge… Et soudain cet homme anéanti se réveille, sa tête courbée se lève avec orgueil, son regard s’enflamme, sa voix s’émeut ; il appelle à lui ses parents, ses camarades, ses voisins ; il les rassemble tous en un repas joyeux pour célébrer ce grand événement, et il leur raconte avec enthousiasme ses campagnes ; il décrit avec amour la bataille où il a été mutilé ; il se pare avec fierté de ses glorieuses avaries, et il s’inspire, et il boit à la mémoire de tous les héros, et il embrasse tous les convives ; il évoque tous ses amis absents, il évoque tous ses morts aimés. Ah ! ils sont rares dans la vie, les jours où, songeant à ceux qui ne sont plus, on s’écrie : « Qu’ils seraient heureux s’ils étaient là !… »