Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
396
LE VICOMTE DE LAUNAY.

l’état le moins pénible et le plus commode, sans se demander s’il est le plus honorable. Vous avez supprimé toutes les dignités, à merveille ! mais vous n’avez pas remarqué qu’en supprimant les dignités, vous supprimiez aussi la dignité ; vous avez détruit l’idée en détruisant les symboles.

Eh quoi ! dites-vous, les hommes se font hacher pour un vain titre, pour un mauvais bout de ruban ! Et vous haussez les épaules, vous prouvez par les discours les plus raisonnables que c’est folie, qu’il est bien temps d’éclairer ces niais imprudents, ces fous qui attachent encore de l’importance à ces puérilités, à ces misères !… Risquer de mourir pour avoir le droit de porter à sa boutonnière un ruban d’une teinte plus ou moins flatteuse ! Vous ne comprenez rien à cette bizarrerie, philosophes profonds ! en général, vous comprenez peu de choses. Quel plaisir peut-on trouver à se parer d’un bout de ruban ? Je vous le demande, qu’est-ce que cela signifie ?… Rien ! cela veut seulement dire : « J’ai été brave dans telle affaire plus que les braves ; pendant que vous dormiez, je veillais ; pendant que vous vous amusiez, je souffrais ; pendant que vous faisiez de votre dîner l’affaire de toute votre journée, je jeûnais ; pendant que vous vous promeniez sur les boulevards, le cigare à la bouche, entouré de vos amis, moi je traversais les déserts, le pistolet au poing, traqué de tous côtés par nos ennemis ; j’ai grelotté de froid, j’ai suffoqué de chaud, j’ai eu les pieds gelés dans la neige, j’ai eu le front brûlé par le soleil… et j’ai subi tous ces tourments sans me plaindre, par respect pour mon devoir, par amour pour mon pays… » D’autres fois, cela veut dire aussi : « J’ai donné ma jeunesse et ma santé à la science aride, j’ai usé mes yeux sur les livres, j’ai blanchi dans les veilles et dans les travaux ; j’ai sacrifié ma vie pour sauver la vie des autres ; j’ai interrogé la peste sans pâlir, j’ai palpé le choléra sans trembler, j’ai tant vécu avec les cadavres, que j’ai fini par leur ressembler à moitié ; je me suis tant occupé de la mort, que la mort déjà s’occupe de moi et qu’elle va bientôt me punir d’avoir voulu lui ravir ses victimes en me faisant moi-même sa victime avant l’âge et malgré tout mon savoir ; mais je l’attends sans crainte, car je l’ai bravée avec enthousiasme, par respect pour mon devoir et par amour