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LETTRES PARISIENNES (1845).

balles et les boulets de l’ennemi ; et même, avec vos principes, si quelque chose doit vous étonner beaucoup, c’est que tous les Français ne se fassent pas perruquiers. Quel heureux état, où l’on est enivré par les roses, où l’on est encensé par les députés ! Cela vaut cent fois mieux que d’être soldat, aujourd’hui que les hauts faits des soldats ne sont plus récompensés par des lauriers, ni célébrés par les poëtes.

Il est de certaines professions affreusement pénibles et chétivement lucratives qu’on ne peut rendre attrayantes que d’une seule manière : en les dignifiant. Si vous ôtez au soldat le droit d’appeler les bourgeois pékins, il ne trouvera plus aucun plaisir à être soldat, il ne mettra plus son orgueil dans sa profession, il ne se parera plus de son uniforme. Pourquoi veut-on encore un peu être magistrat ? c’est qu’il y a encore un peu de prestige dans la magistrature : on n’est pas bien payé, mais on est assez considéré ; et cette considération que la place vous donne tient lieu du fort traitement qu’elle devrait vous donner. Les professions les plus ardues, comme celles de soldat, de marin, de laboureur, devraient être les plus glorifiées ; il devrait y avoir des privilèges, des dignités, pour les hommes courageux qui les choisissent ; mais on a aboli les dignités, les privilèges ; on a supprimé toutes les valeurs fictives, toutes les monnaies morales, avec lesquelles on récompensait les grands services ; on a supprimé toutes les splendeurs imaginaires qui attirent les nobles ambitieux, et les esprits généreux se sont découragés, et les caractères les plus indépendants et les rêveurs les plus orgueilleux se sont résignés aux états les plus modestes et les plus paisibles ; et les fils de général se font percepteurs, les fils de marin se font commis, les fils de laboureur se font valets de pied ; ceux-ci aiment mieux monter humblement derrière la voiture d’un maître, parés d’un habit dont ils n’ont pas choisi la couleur, que de conduire fièrement les bœufs qu’ils ont nourris, attelés à leur propre charrue, dans le sillon paternel. C’est qu’il n’y a plus personne pour leur dire : « L’indépendance est une noblesse, la terre des champs est plus noble que le pavé des villes, la blouse est plus noble que la livrée, le laboureur est plus noble que le valet… » on leur dit au contraire : « Vous êtes tous égaux. » Chacun choisit alors