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LETTRES PARISIENNES (1845).

À la tribune, même indulgence, même élasticité, même désinvolture dans les consciences ; là aussi la nécessité fait loi ; là il n’y a plus qu’une honte, c’est d’être décontenancé, et l’orateur a le droit de tout dire pour échapper à ce danger : à une interpellation qui l’embarrasse, il a le droit de répondre comme il l’entend… Il lui vient un mensonge… va pour le mensonge. À la tribune, le mensonge prend le beau nom de mouvement oratoire. Mentir, mentir trois fois d’une voix forte et sonore… cela s’appelle tenir tête à l’orage ; bravo ! Le véritable orateur ne connaît plus rien, ni pays, ni parents, ni devoir… il dirait le secret de l’État, il dirait le secret de sa mère, plutôt que de rester court… Et ces légères indiscrétions s’appellent encore de l’éloquence.

Ainsi l’on calomnie très-fort sans être méchant, l’on ment beaucoup sans être menteur, c’est un effet constitutionnel qu’il faut subir ; dans les moments de crise, on ne peut pas se permettre d’avoir des scrupules. Des scrupules, grand Dieu !… mais dans ces jours de batailles acharnées où l’on n’entend parler que de séance décisive, de vote décisif, de manœuvre décisive…, c’est-à-dire de péril extrême, de situation impérieuse où toutes les ruses sont autorisées, où tous les expédients semblent bons… le mot scrupule est synonyme d’imprudence, et il faut une mémoire bien fidèle, une véracité bien érudite pour se rappeler la signification primitive de ce vieux mot, dont l’usage serait si dangereux.

Et nul ne réclame contre cet affreux vocabulaire de la constitutionnalité !… Nous seul avons cette audace, non comme moraliste, mais comme philologue, car nous ne sommes pas exigeant, nous ne voulons pas changer ce qui est, nous n’avons pas la prétention de détruire le mal, nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de ne pas le confondre avec le bien… Et si c’est trop demander, nous permettrons encore aux hommes de colorer leurs misérables actions des noms les plus pompeux ; mais nous supplierons avec instance les femmes de conserver religieusement, comme les prêtres de l’Inde, la tradition de la langue sacrée… Et qui donc les sauvera de l’oubli ces nobles expressions, ces poétiques images, dont nos pères se servaient pour rendre leurs généreuses pensées, si le souvenir des