ensanglantés, les hommes profonds cherchent des distractions amusantes dans des commérages puérils. D’abord on s’étonne de cette différence, puis on finit par la trouver toute naturelle ; il n’est pas nécessaire qu’il y ait harmonie entre les aptitudes et les délassements ; on n’est pas forcé d’assortir ses plaisirs à ses travaux ; au contraire, l’enfantillage du caractère est souvent même un symptôme de gravité dans l’esprit, comme la cruauté, la violence des idées et des goûts est souvent une conséquence de la douceur et de la charité des habitudes : les vrais méchants s’amusent peu des cruautés imaginaires ; les niais ne s’amusent pas non plus des niaiseries : ils les prennent au sérieux, ils en font des affaires d’État ; les sots ne savent pas rire. La manie des commérages est, en général, la manie des grands hommes, des hommes supérieurs ; c’était celle de Bonaparte, c’est encore celle de l’empereur Nicolas, du prince de Metternich ; un peu, dit-on, de M. de Chateaubriand… Aussi, lorsque nous constatons le progrès que cette manie fait chaque jour, ne prétendons-nous pas faire une critique amère de l’esprit du temps ; nous voulons seulement répondre à quelques gémissements des gens du monde qui regrettent l’incognito et qui déclament contre l’indiscrétion des journaux. Nous voulons leur dire ce que nous disions dernièrement à propos des romans-feuilletons : Les journaux ne sont point coupables ; ils ne donnent pas la mode, ils la subissent ; ils sont dans la dépendance du public ; ce bon public veut tout savoir… ils lui disent tout : c’est sa curiosité qui fait leur indiscrétion. — Vos ridicules le divertissent, monsieur ; il faut bien lui parler de vos ridicules… Vos prétentions et vos caprices l’intéressent, madame ; il faut bien lui parler de vos prétentions et de vos caprices… Eh ! mon Dieu, le jour où les commérages ne lui plairont plus, les journalistes, qui pourraient faire autre chose, n’en feront plus ; ce n’est pas déjà si amusant que de s’occuper de vous ! c’est bon pour les hommes graves ; mais pour les poëtes, c’est un plaisir médiocre ; et, vous le savez, les feuilletonistes sont presque tous des poëtes découragés, qui font du commérage malgré eux, comme les femmes, sinon par complaisance et par dévouement, du moins par raison, c’est-à-dire par désespoir.
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LETTRES PARISIENNES (1845).