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LETTRES PARISIENNES (1845).

avec une telle éloquence, que chaque soir les sergents de ville se voyaient forcés de l’emmener. Alors il s’indignait, et pendant qu’on le traînait en prison il s’écriait d’une voix non moins enrouée qu’inspirée : Je demande une indemnité !… Ce mot était accueilli avec des transports et des bravos furieux, et chaque soir la plaisanterie, recommencée, obtenait le même succès.

Il y avait encore les masques à trois nez. Tantôt les nez étaient posés perpendiculairement : un nez sur le front, un autre sur le nez, le troisième sur le menton, ce qui faisait un profil accidenté d’un effet assez pittoresque ; tantôt les nez étaient placés horizontalement : un au milieu de la figure, deux sur les joues, ce qui était aussi fort laid. Voilà toutes les idées nouvelles, les originalités de l’année, et vous conviendrez que ce n’était pas la peine de risquer de raconter tant de vieilleries quand on n’avait que ces agréables images pour rajeunir ses récits. N’importe, on nous cherche querelle : « Vous n’avez point parlé de cette fête ! vous avez oublié ce bal-là ! vous auriez dû dire telle chose ! — Eh ! nous l’avons dite trois fois. — Il fallait la répéter encore ; nous comptons sur vous pour savoir ce qui se fait dans le monde des frivolités. Vous êtes trop dédaigneux ! vous êtes trop paresseux ! etc., etc. » Et ce sont des plaintes à n’en plus finir… C’est qu’aujourd’hui on éprouve à Paris et partout une curiosité étrange, un besoin immodéré de savoir tout ce que font les gens qu’on ne connaît pas du tout ; c’est qu’aujourd’hui, dans la société, on ne s’intéresse plus qu’aux indifférents ; c’est qu’aujourd’hui, en France, on peut se passer de bien des choses : on peut se passer de poésie tout à fait ; on peut se passer de gloire à la rigueur ; on peut se passer de liberté, mieux qu’on ne le croit ; on peut se passer de dignité, on est dressé à cela ; on peut même se passer d’esprit, à merveille… mais on ne peut plus se passer de commérage… Le commérage est un des besoins, une des nécessités de l’époque. Et hâtons-nous de justifier les femmes que l’on pourrait accuser de propager cette mode nouvelle, les femmes ne sont pour rien dans ces excès. Le commérage n’est plus ce qui les amuse ; elles le trouvent fade ; il leur faut des récits plus énergiques. Nous vous l’avons dit, elles aiment les crimes, les descriptions grossières de séjours affreux ! Ce n’est pas pour