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LETTRES PARISIENNES (1845).

vers, de nobles vers ; il racontait des histoires touchantes qu’on ne pouvait écouter sans pleurer. On n’a pas lu ses beaux vers, on a parcouru à peine ses touchantes histoires ; on n’a commencé à s’intéresser à lui que lorsqu’il a publié ses Deux cadavres ; oui, c’est à ses Deux cadavres qu’il a dû la bienveillance des femmes…

M. Eugène Sue avait aussi jadis imaginé, créé, pour séduire les femmes, un héros jeune, spirituel et charmant ; il était brave, il était fier, il aimait d’un amour poétique et mystérieux, il portait le doux nom de marquis de Létorières. Oh ! que nous l’aimions, ce jeune marquis, ce modèle d’élégance et de bon goût ! Eh bien, les femmes de notre temps l’ont dédaigné, pas une d’elles n’a eu l’idée de se passionner pour lui… Alors, pauvre héros ! il lui a bien fallu pour leur plaire se métamorphoser : il a changé de nom et de patrie, il s’est appelé Rodolphe et il s’est déclaré habitant d’une Allemagne de fantaisie. Il a quitté son bel habit de soie tout brodé pour une blouse de charretier ; il a jeté sa noble épée qui lui venait de son père et qu’il maniait si vaillamment, et il a appris le chausson et la savate, toujours pour attirer l’attention des femmes ; enfin ses efforts ont été couronnés… les femmes ont apprécié ses coups de poing ! Ah ! il faut leur rendre justice : si elles l’ont méprisé, ce jeune et brillant héros, tant qu’elles l’ont vu engagé dans de nobles et chevaleresques aventures, elles l’ont bien vite apprécié, adoré, idolâtré même, dès qu’elles l’ont vu barboter triomphalement dans la boue sous prétexte de charité. Il avait heureusement trouvé cet ingénieux moyen de leur plaire, et vous voulez qu’il y renonce ! C’est trop exiger de lui. Ne blâmez pas son zèle, ne lui reprochez pas sa manière d’être intéressant : il ne l’a pas choisie et il n’est pas responsable de ses succès. Oh ! vous avez bien le droit, moralistes sévères, de critiquer ces histoires horribles, ces descriptions odieuses tant à la mode aujourd’hui ; mais vous n’avez pas le droit d’accuser de ces turpitudes les auteurs qui sont forcés pour plaire de les imaginer, ni les journaux qui sont forcés pour vivre de les publier. Accusez-en les femmes, les jolies petites femmes ; ce sont elles qui donnent le ton, et voilà comment elles comprennent les effets en littérature ; voilà