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LE VICOMTE DE LAUNAY.

je ne veux pas mentir ! » — Se priver d’un brillant destin pour rester conséquent avec ses principes, se sacrifier à une idée qui ne doit vous rapporter que des ennuis, savoir qu’on sera mal jugé et braver ce cruel jugement des hommes, oui, cela est beau ; c’est tout simplement prouver Dieu.


LETTRE DIX-HUITIÈME.

Un bal masqué. — L’Incendio di Babilonia.
6 juin 1840.

L’événement de la semaine, événement grave, déplorable, tragique, c’est l’orage qui est venu bouleverser tant de projets et changer en regrets tant de plaisirs mardi dernier, jour fatal où devait avoir lieu à Tivoli la belle fête donnée au profit des pensionnaires de l’ancienne liste civile. Que de préparatifs inutiles (puisqu’il a fallu tout recommencer le lendemain) ! que de soins perdus ! quel ravage ! quelle désolation ! Le ciel était si pur la veille, que l’on avait agi avec confiance : « Nous aurons bien du monde ! » disait-on, et l’on avait apporté des provisions effrayantes, de quoi nourrir une armée d’ogres, une population de dandys. Le fameux repas des noces de Gamache était un goûter de pensionnaires en comparaison des repas homériques préparés pour cette fête. Un simple détail en peut donner l’idée : vingt hommes étaient employés au seul épluchement des fraises, et quelqu’un s’est permis en les contemplant cette réflexion offensante, mais qui ne manque pas de justesse : « Oh ! que ça a l’air bête, un homme qui épluche des fraises ! » mais aussi que ça a l’air triste, un homme qui est forcé de manger lui-même les fraises qu’il avait épluchées pour les vendre !… Toute cette journée du mardi s’est passée en gémissements. Messieurs les commissaires contemplaient avec douleur, sous les tentes inondées, les rideaux trempés dont la pourpre s’effaçait sous la pluie comme les couleurs d’un beau teint s’effacent sous les larmes ; ils regardaient avec désespoir leurs riches corbeilles de fleurs, toutes jaunies par le sable ; ils écoutaient avec effroi le cliquetis menaçant des verres de couleur suspendus en guirlandes, qu’un vent terrible agitait dans