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LE VICOMTE DE LAUNAY.

C’est un sot cruel qui dans un bal vient vous questionner sur les récents chagrins de votre vie, et qui change en un poignant remords ce premier plaisir que vous vous reprochiez déjà ;

Ou bien c’est un barbare étourdi qui, en sautillant, vient vous demander des nouvelles des parents que vous pleurez…

C’est vous… c’est nous, c’est tout le monde, et ce n’est rien encore. L’homme malheureux connaît un plus amer déplaisir. Les autres hommes peuvent aimer, lui ne trouve jamais que désenchantement et tristesse en ses amours. Pour rencontrer la femme de ses rêves, il lui faudrait remonter le cours des âges. Avec ses idées, il ne peut guère aimer qu’une femme de soixante-dix à quatre-vingts ans, et ce n’est pas le moindre de ses malheurs. Les femmes d’aujourd’hui, dans leurs sentiments, ont supprimé tout obstacle de convenance, sous prétexte de passion et surtout d’émancipation. L’amour n’est plus pour elles un entraînement, c’est un droit ; elles vous aiment, mais elles pourraient tout aussi bien aimer un autre que vous. Leur faute n’est pas un effet de votre séduction, c’est une conséquence de leur système. Vous n’êtes point pour elles l’être inespéré, l’idéal trouvé, le maître prédestiné, le vainqueur irrésistible, l’exception fatale… Vous êtes un choix momentané qu’il leur est permis de déclarer et même de rectifier. L’homme malheureux ne comprend rien à ces pompeuses faiblesses ; il n’aime pas les aveux à haute voix, les soupirs à grand orchestre, les enlèvements à quatre chevaux ; il admet qu’on le trahisse, mais qu’on s’affiche… jamais. Il pardonne tous les nobles égarements, il s’intéresse à la pauvre femme entraînée par sa passion qui va cacher dans l’exil son bonheur coupable ; mais il ne saurait s’intéresser à ces pécheresses systématiques qui se font un état dans le monde de leurs turpitudes célèbres. Il soutient que les tourterelles doivent roucouler dans les bois. Que voulez-vous, cet homme-là croit encore à la poésie de la pudeur, à la volupté du mystère, à la chasteté de l’amour… L’original !

Mais, enfin, quel est donc cet homme si malheureux ? Est-ce le Juif errant véritable ou l’Alceste de Molière vivant ? Est-ce un roi détrôné, un ange déchu ?

Non… c’est tout bonnement cet homme que, dans le pâle