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LETTRES PARISIENNES (1844).

ne ressemblent en rien aux fiers Brutus d’autrefois ; ils ne se piquent nullement de sévérité ni d’abnégation ; ils veulent tout tuer, mais c’est pour bien vivre ; ils aiment le sang, mais ils aiment aussi la crème ; ils sont grossiers dans leurs manières, mais ils sont raffinés dans leurs goûts ; ils sont farouches, mais ils ne sont pas austères ; et s’ils veulent renverser Tarquin, ce n’est pas pour venger Lucrèce, c’est pour la lui souffler.

L’homme malheureux ne peut voir sans douleur ces gens-là. Il prétend qu’ils réunissent les défauts de toutes les classes, sans leurs qualités ; ils ont la brutalité des unes, la puérilité des autres ; ils sont, dit-il, violents sans être ardents, rudes sans être aguerris, mignons sans être délicats. Ce sont des butors douillets : c’est la pire espèce de toutes.

Oh ! il a bien le droit de parler d’eux durement. Ces hommes-là l’ont tourmenté tant de fois, qu’il lui est bien permis de les punir en paroles. Un seul jour pourtant ils l’ont amusé. Deux d’entre eux passaient dans les Champs-Élysées, l’un venant de la place Louis XV, l’autre de la barrière de l’Étoile. Ils se rencontrent face à face dans un endroit resserré où se trouvait un tourniquet. On l’a ôté depuis : c’est dommage ! Les deux égoïstes, gras et bien nourris, sans se regarder, sans s’arrêter avec politesse, comme il convenait en pareil cas, fondent tous deux ensemble et précipitamment dans le tourniquet. Les voilà pris… L’homme malheureux, qui les guettait, ne put s’empêcher de sourire. « Le tourniquet, pensa-t-il, est un piège tendu à l’égoïsme du siècle ; on sera obligé de le supprimer. » La prédiction s’est accomplie.

N’importe ! c’est une vie amère que celle qui ne compte qu’un moment heureux, celui où l’on a eu le plaisir de voir deux républicains pris au tourniquet.

À ces grands supplices que nous venons d’énumérer si longuement, viennent se joindre une foule d’affreux petits supplices qui se renouvellent à toute heure pour cet homme persécuté :

C’est une jeune élégante qui vient lui dire, après une partie de whist : « Eh bien, vous avez perdu ! vous êtes enfoncé ! »

C’est une autre jeune femme qui lui répond : « Je vous remercie, ma mère est guérie ; elle est encore un peu faible, mais, en masse, elle se porte bien… »