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LETTRES PARISIENNES (1844).

par d’impitoyables éclats de rire ; la maîtresse de la maison respirait à peine, l’homme malheureux étouffait. On servit du vin de Champagne. « Ah çà ! dit un vieux viveur au maître de la maison, est-ce que c’est toi qui fais ton vin de Champagne toi-même, mon cher ? Il n’est pas mauvais ; il ne lui manque qu’une seule chose pour être excellent : il n’y a pas tout à fait assez d’estragon. » Les éclats de rire redoublèrent ; la maîtresse de la maison était rouge de honte, son mari était pourpre de colère ; mais ils faisaient bonne contenance. On a supprimé la torture, la question, le brodequin, la roue, le chevalet ; ces supplices-là n’étaient rien en comparaison de ceux qu’enduraient ces amphitryons martyrisés ; et ce fut ainsi tout le temps du dîner, des bons mots contre chaque vin, des épigrammes contre chaque plat. Enfin on se leva de table, et la dernière parole prononcée termina dignement cette triste fête. « Ah ! que j’ai faim ! que j’ai faim ! cria l’un des convives en sortant de la salle à manger ; messieurs, je vous invite tous à souper ce soir au café Anglais ! » L’homme malheureux n’accepta point l’invitation, il sentait sa patience à bout. Cet homme-là n’aime pas les bourreaux, même sous la forme de joyeux convives… L’original ! l’original !!

Son indignation, ce jour-là, fut si violente, qu’elle l’entraîna à raconter cette glorieuse histoire, en manière de vengeance polie et détournée. C’était en Angleterre, à l’époque de la révolution française. Le duc de Bedford avait offert au duc de G…, émigré, un splendide repas, une de ces fêtes quasi royales que les grands seigneurs anglais mettent leur orgueil à donner à des souverains, leur bon goût à offrir à des exilés. Au dessert, on apporta une certaine bouteille d’un vin de Constance merveilleux, sans pareil, sans âge, sans prix. C’était de l’or liquide dans un cristal sacré, un trésor fondu qu’on vous admettait à déguster, un rayon de soleil qu’on faisait descendre dans votre verre : c’était le nectar suprême, le dernier mot de Bacchus. Le duc de Bedford voulut verser lui-même à son hôte cette liqueur des dieux. Le duc de G… prit le verre, goûta le prétendu vin et le déclara excellent. Le duc de Bedford, pour lui faire raison, veut en boire à son tour ; mais à peine a-t-il porté le verre à ses lèvres, qu’il s’écrie