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LE VICOMTE DE LAUNAY.

étrange le déconcertait. Quelle faiblesse ! sans doute ; mais que voulez-vous, cet homme-là n’aime pas à faire la dînette dans les salons… L’original !

Il n’aime pas non plus à donner de leçons ; sa condition même, nous l’avons déjà dit, le force à supporter gracieusement les choses qui le choquent le plus. Ce n’est pas lui qui ferait ce que fit jadis une altière comtesse allemande. Elle était occupée à servir du thé comme une jeune miss. Un baron qui se trouvait là (il y a toujours là un baron en Allemagne) voulut prendre du sucre, et, par distraction, par maladresse peut-être, au lieu de prendre du sucre avec les pinces, il en prit avec ses doigts. Ce baron doit être parent de la dame au canard. La comtesse, indignée de cette inconvenance, se leva aussitôt avec majesté, marcha d’un pas digne vers la fenêtre, l’ouvrit et jeta le sucrier dans la rue. Le baron ne se troubla point : il continua à boire son thé tranquillement ; puis, quand il eut fini, il se leva de même avec majesté, marcha vers la fenêtre d’un pas non moins digne, l’ouvrit et jeta sa tasse dans la rue. Devinez ce qui résulta de ce duo d’insolence… Au bout d’un an, l’impertinente comtesse épousa l’impudent baron : ce doit être un bien agréable ménage. Ils eurent un grand nombre d’enfants : ce doit être une bien aimable famille.

L’homme malheureux eut une autre fois à subir un cruel dîner d’élégants. C’était chez une femme très-distinguée et de fort bonne compagnie, mais ignorante des mille recherches de la gastronomie parisienne. On était au mois de juin ; l’eau dans les carafes n’était pas glacée. « Ah ! de l’eau chaude ! s’écria un des convives. François, va me chercher de la glace. Vous permettez, l’eau tiède me fait mal, je ne pourrais pas dîner. » La maîtresse de la maison était confuse. L’homme malheureux était furieux. Un moment après, un autre convive s’écria : « Ouf ! quel poisson ! si l’eau n’est pas fraîche, le poisson n’est pas frais non plus : c’est de l’harmonie. — Oh ! mais c’est la carpe de Bilboquet que vous nous servez là, reprit à son tour un autre plaisant : « J’ai vu, en passant au marché, une superbe carpe ; dans quinze jours je la marchanderai. » (Voir les Saltimbanques.) Cette piquante citation fut accueillie