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LETTRES PARISIENNES (1844).

mants sourires, de gracieux saluts de la main, de ces petits bonjours de théâtre que les Parisiennes savent distribuer si coquettement ; et toutes ces gentillesses passaient à travers les deux rangs de cierges… Ces politesses mondaines dans une église, cette indifférence impie près d’un cercueil, étaient un spectacle horrible à voir ; c’était infâme, révoltant ; il y avait là de quoi faire sangloter une orpheline, une veuve, une sœur en deuil ; il y avait là de quoi faire mourir un poëte… Et pourtant personne ne s’étonnait !… L’homme malheureux seul était indigné. Cet homme-là croit encore à l’étiquette des temples, aux susceptibilités de la mort, aux droits de Dieu !… L’original !

Second supplice à peu près du même genre. L’homme malheureux passait rue de la Chaussée-d’Antin, devant le séduisant magasin de Toy. À quelques pas de là, il aperçut une pauvre vieille femme étendue sur le trottoir. Soit qu’un étourdissement eût causé sa chute, soit qu’elle se fût blessée en tombant, elle gisait là évanouie, sans mouvement. Il se dirigeait vers elle pour la secourir, lorsqu’un jeune homme sortit tout à coup d’une maison voisine. L’aimable étourdi ne fut pas un moment déconcerté par cet obstacle inattendu ; il n’eut pas l’idée de s’arrêter, pas même de se détourner ; il sauta légèrement par-dessus le corps de la pauvre femme et continua son chemin en sifflant un air de polka. On devine à quel point l’homme malheureux dut souffrir de cette cruauté badine. Il croit encore à la sainteté de la vieillesse, à la dignité de la misère… L’original !

Mais retournons dans le monde élégant, et racontons des peines moins graves. Il dînait un jour chez de riches banquiers. Après le dîner, on lui servit une tasse de café. Pendant qu’il savourait ce poison inspirateur (vieux style), une jeune femme qu’il n’avait pas du tout l’honneur de connaître vint à lui, tenant un gros morceau de sucre entre ses jolis doigts : « Monsieur, dit-elle avec un sourire très-gracieux, voulez-vous me permettre de faire un canard dans votre tasse ?… » Il resta muet, stupéfait, suffoqué… Cependant il dissimula son étonnement ; il s’inclina devant la jeune femme, lui présenta sa tasse avec respect et laissa le canard s’accomplir en silence. Il n’aurait pu trouver une parole, tant cette familiarité