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LETTRES PARISIENNES (1844).

que de faire mourir d’ennui son vieux père dans un salon déserté, mourir de faim son mari dans un repas malsain, mourir de froid ses enfants dans des brodequins trop courts et humides, toute préoccupée que l’on est d’aller secourir jusque dans leurs greniers des infortunés dont on cause soi-même l’infortune par une austérité mal comprise ; car ce qui fait la misère excessive des pauvres, c’est l’inélégance sordide des riches.

Eh ! mon Dieu, si chacun de nous se donnait pour tâche de rendre la vie un peu douce aux cinq ou six personnes qui dépendent de lui, le grand problème du bien-être universel serait résolu ; mais on aime mieux faire le malheur des siens pour se consacrer au bonheur du monde !… C’est plus glorieux, c’est plus facile aussi ; il n’y a pas de juge. On serait effrayé si l’on savait le nombre des petites méchantes actions que peut commettre un philanthrope dans sa journée, des affreux chagrins qu’il aime à semer dans sa famille. Aussi, dans nos prières au destin, nous nous sommes toujours écrié avec ferveur : Ô sort ! donne-moi pour amis des ingrats, des égoïstes, des tyrans, des hommes de génie, si tu veux, ceux-là passent pour les plus cruels… mais préserve-moi d’un philanthrope !

Être agréable aux siens, c’est le principal intérêt de toute femme vraiment charitable ; et, remarquez un peu cette différence dans nos idées : nous voulons qu’une mère attise les difficultés dans l’existence de son enfant ; nous voulons, au contraire, qu’une femme les éteigne dans la vie de son père, de son frère, de son mari. L’obstacle pour l’enfant joueur est un exercice profitable, l’obstacle pour l’homme travailleur est un contre-temps désastreux. Tout homme qui travaille sérieusement, depuis l’ouvrier jusqu’au ministre, est une espèce de malade, de fou, d’épileptique, qu’il faut soigner tendrement. Ce labeur continuel rend ses nerfs éperdument irritables, et c’est un ange gardien pour lui qu’une femme dont l’affectueuse sollicitude le surveille dans cette agitation fébrile, dont la pensée bienfaisante écarte de lui tous les souvenirs inopportuns et agaçants ; qui lui cache la fâcheuse nouvelle qui le troublerait inutilement le jour d’une affaire importante, qui