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LETTRES PARISIENNES (1844).

Et tous vous armez contre eux, vous passez dans les rangs démocrates ! et vous allez au secours du peuple vainqueur ! Parce qu’il souffre et qu’il gémit encore, vous ne vous apercevez pas qu’il règne et qu’il commande déjà ; parce que sur ses pieds, sur ses bras déchirés, saignent encore les blessures du martyre, vous ne vous apercevez pas que son front se couronne déjà des rayons de l’aurore éternelle ; parce que l’arbre de liberté n’a pas encore vu s’épanouir toutes ses fleurs, vous ne vous apercevez pas que déjà ses racines traçantes ont envahi le sol, ont absorbé les sucs vivifiants de la terre, et que tous les arbres rivaux sèchent, meurent, tombent autour de lui ! Un sentiment généreux vous séduit ; nous pensons, nous, qu’il vous égare, et que vous n’êtes déjà plus généreux ; vous croyez ouvrir une voie nouvelle et devancer votre époque ; nous croyons, au contraire, que vous marchez dans le chemin battu, derrière l’idée triomphante ; vous vous imaginez vous sacrifier pour la défense de l’opprimé ; erreur ! vous suivez le conquérant dans ses conquêtes, et vous partagez avec lui les dépouilles ; vous prétendez, à ce jeu terrible, tout risquer, tout perdre… vous vous flattez… vous gagnerez.

Oh ! c’est un grand malheur, selon nous, que les puissants génies d’un siècle soient du parti le plus fort ; les esprits supérieurs, les talents généreux, doivent se défier de l’idée dominante, c’est toujours l’idée dangereuse ; le maître du jour sera le tyran du lendemain ; tout droit proclamé est un abus naissant.

Le devoir des gens de génie en ce monde, c’est de maintenir la balance ; c’est de défendre le vaincu contre le vainqueur dans l’intérêt de tous deux ; c’est d’empêcher les triomphes décisifs ; c’est enfin d’entretenir la lutte, parce que la lutte c’est l’équilibre.

Ô princes de la pensée ! ô rois de la parole ! ne portez pas tous vos trésors, toutes vos armes dans le même camp ; ne faites pas les chances inégales ; soutenez toujours la lutte au cœur du pays, pour que le pays soit toujours glorieux dans l’histoire ! Et vous, tendres mères, préparez à la lutte vos fils dès l’enfance pour que vos fils soient un jour glorieux dans le pays !