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LETTRES PARISIENNES (1844).

Tant qu’elle a duré, ces deux principes se sont maintenus vivaces et puissants. Aujourd’hui, malheureusement, l’un des deux succombe, et l’autre ne produira plus rien de grand ; le pays, que leur querelle faisait vivre, s’endormira dans l’ennui, et il n’entendra point le pas précipité des barbares qui accourront des pôles pour l’envahir.

Chose étrange ! ces deux ennemis se perfectionnaient par la rivalité, ils s’amélioraient par la haine.

Dans la lutte, l’aristocrate se fortifiait ; il acquérait cette activité, cette énergie qu’une éducation trop recherchée lui avait fait perdre et qu’il enviait tant à son ennemi.

Le démocrate, de son côté, se civilisait. À sa vigueur native il ajoutait cette délicatesse, cette élégance de manières qu’il détestait chez son ennemi, mais qu’il empruntait malgré lui dans son imitation jalouse.

Et chacun prenait ainsi les qualités de l’autre. Une bonne alliance n’aurait pas valu ces hostilités salutaires. Pourquoi donc les faire cesser ? Le triomphe de l’un ou de l’autre doit être également fatal. Si le principe aristocratique l’emporte, la nation s’affaiblit, s’étiole, s’alanguit. Alors commence pour le pays l’ère d’hébétement.

Si, au contraire, le principe démocratique triomphe, la nation devient grossière, lourde et vulgaire. Alors commence pour le pays l’ère d’abrutissement.

Vous voyez bien qu’il faut les laisser combattre toujours. Pourquoi donc voulez-vous donner à l’un des deux la victoire ? Bientôt, le principe démocratique régnera seul. Il est dans les lois, il est dans les mœurs, il est dans les habits. Encore quelques années, et tout sera fini pour l’idée aristocratique. Ses défenseurs naturels sont morts, dégénérés ou transfuges. Ceux-là même qui lui doivent tout l’ont abandonnée, et chaque jour ils achèvent de la déconsidérer dans les esprits par leur inintelligence et leur puérilité. Au lieu de maintenir dans toute leur pureté les nobles traditions du passé, au lieu de choisir dans les vérités du présent celle qui devait donner à leur cause plus de libéralité et de force, ils ont trouvé moyen de marier dans une seule et même sottise les misères de tous les temps.