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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Et le travail pénible fait de toute chose laborieusement cherchée une trouvaille pour l’esprit.

Mais, dit-on, il ne faut point fatiguer ces pauvres petits cerveaux. Alors pourquoi donc fatiguez-vous ces pauvres petits bras et ces pauvres petites jambes par des exercices gymnastiques ? Pour rendre le corps plus vigoureux et plus agile. Eh bien, l’esprit, de même, a besoin d’être beaucoup fatigué pour devenir vigoureux et agile.

Ô tendres mères ! défiez-vous des méthodes faciles ; les méthodes faciles font les cerveaux paresseux, les cerveaux paresseux font les sots. Aimez vos enfants, accablez-les de caresses, gâtez-les, donnez-leur mille douces jouissances, mais ne supprimez point pour eux les difficultés de la vie ; surveillez-les beaucoup, ne les aidez pas trop, empêchez-les de se casser le cou, mais laissez-les se casser la tête contre tous les obstacles de l’étude ; laissez-les se tourmenter, se décourager, se tromper, s’interroger, se juger, se tromper encore, s’exercer enfin ; épargnez-leur tous les chagrins du cœur, si vous le voulez, si vous le pouvez, mais ne leur épargnez jamais les angoisses de l’intelligence ; bourrez-les de friandises, de gâteaux, de dragées, de confitures, mais ne supprimez jamais de leur ordinaire ce mets généreux qui donne la force et le courage, ce plat merveilleux qui change les ingénus en Ulysses et les poltrons en Achilles, cette ambroisie amère qui fait les demi-dieux, cet aliment suprême dont se nourrissent dès l’enfance les grands industriels, les grands guerriers et les grands génies : la vache enragée !

Si vous interrogiez l’histoire gastronomique des hommes célèbres de notre époque, depuis M. de Chateaubriand jusqu’à M. Janin, depuis M. Molé jusqu’à M. Thiers, depuis Napoléon jusqu’à Louis-Philippe, vous seriez étonnées de la consommation effrayante que ces illustres personnages ont faite de ce bétail privilégié. Un vieux professeur disait qu’un homme qui n’avait point mangé de la vache enragée n’était jamais qu’une poule mouillée. L’image est un peu tourmentée : un homme qui est une poule parce qu’il n’a pas mangé de vache, c’est assez mauvais comme style ; mais comme pensée, c’est bien profond.