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LETTRES PARISIENNES (1844).

que leur prépare cette plante sacrée que ses compatriotes appellent petun, que les botanistes nomment nicotiane et que nous appelons tabac. Ah ! les Françaises l’ont déjà bien pressenti, ce destin superbe ; voyez comme les ambitieuses rusées accueillent adroitement ce précieux complice qui doit les aider à reconquérir leur pouvoir ! Loin de se révolter contre cet usage malsain, elles l’encouragent de toutes leurs bonnes grâces, elles en font l’objet des plus touchantes attentions, elles donnent à leurs amis de charmants porte-cigares des Indes tressés merveilleusement, d’élégants pose-cigares en porcelaine de Sèvres, bigarrés d’oiseaux et de fleurs ; elles font venir de la Havane, à force d’intrigues et de coquetteries, des provisions de cigares prohibés, et elles vous offrent tous ces dons perfides, ô Français crédules ! pour votre fête, pour vos étrennes, pour célébrer le jour de votre naissance… Ah ! défiez-vous de ces présents dangereux : ainsi le perfide assassin, par un breuvage préparé, endort sa victime imprudente ; ainsi l’anthropophage gourmet nourrit de plantes aromatiques le prisonnier qu’il veut dévorer ; ainsi l’adroite Circé versait le vin des pensées abjectes dans la coupe des voyageurs qu’elle voulait retenir… ; ainsi la femme intelligente excite au tabac béotiateur l’orgueilleux qu’elle veut dominer ! — Trop crédules Français, défiez-vous donc toujours de celles de vos manies que vos femmes encouragent ; les Françaises sont comme les rois, elles n’accordent à leurs suppliants que des faveurs malintentionnées, celles qui doivent leur faire perdre infailliblement leur dignité et leur empire.

On pourrait faire un livre entier avec ce titre : De l’émancipation des femmes par le cigare. Ce livre ferait comprendre l’utilité de l’ouvrage dont nous vous parlions tout à l’heure, il compléterait la pensée de M. de Beaupré ; nous ne tenons pas beaucoup à ce que les femmes dirigent les affaires ; mais, puisqu’elles sont malheureusement appelées à les diriger, il n’est pas mauvais qu’elles les apprennent.