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LE VICOMTE DE LAUNAY.

rebelle, une profonde horreur. Mais quelle ne fut pas notre surprise, le soir, quand nous avons raconté cette étrange chose, de voir que tout le monde riait de notre indignation ! « C’est toujours ainsi, nous dit-on, dans tous les pays où l’on fume ; chacun a le droit de demander du feu à qui a du feu ; dernièrement un ouvrier a demandé du feu au prince de J…, qui lui a donné son cigare ; bien mieux, en Espagne on ne pourrait refuser du feu à un passant sans se faire une sérieuse querelle ; le dernier mendiant a le droit de demander du feu au roi d’Espagne lui-même, et le roi ne pourrait lui en refuser ; vous souriez, mais c’est ainsi, vraiment ; ce que je vous dis est exact ; le roi lui-même… — Oh ! je vous crois ; je reconnais bien là les rois et leur bienveillance. » — Réflexion philosophique : Ainsi l’on ne pourrait approcher le souverain maître des Espagnes s’il s’agissait de lui demander son royal secours pour découvrir un nouveau monde, ou accomplir quelques magnifiques desseins ; mais on peut l’aborder sans obstacle pour lui demander de quoi allumer un cigare abrutissant et infect !… Moralité : Les rois ne nous permettent de leur demander que des faveurs humiliantes qui nous avilissent et nous hébètent ; ils nous refuseraient toutes celles qui pourraient nous grandir et nous glorifier. Si Prométhée avait dérobé le feu du ciel pour allumer son cigare, les dieux l’auraient laissé faire.

À propos de cigares, M. de Beaupré vient de publier un livre fort intéressant qui a pour titre : Notions générales et élémentaires de droit français à l’usage des femmes. Cet ouvrage, tout à fait de circonstance, est destiné au plus grand succès. En France, l’avenir des affaires appartient aux femmes. Les hommes, étourdis, endormis, abrutis par l’usage immodéré du tabac, ne seront bientôt plus en état de s’occuper sérieusement. Dans cinquante ans d’ici, les femmes seront à la tête de toutes les entreprises, des administrations, des maisons de banque, etc., etc. ; elles dirigent déjà toutes les affaires politiques sournoisement ; dans cinquante ans, elles conduiront toutes les affaires industrielles et administratives ouvertement ; ce sont elles qui prépareront les rapports aux Chambres, les mémoires aux ministres, pendant que leurs maris dormiront ou fumeront au coin de leur feu. Tel est le destin