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LETTRES PARISIENNES (1844).

quer ; les jeunes gens sortent hardiment avec des gants déchirés ; les femmes rentrent avec des brodequins délacés ; les cochers d’omnibus, tout en conduisant leurs voyageurs, épluchent des noix et les mangent assis sur leur siège : ce qui leur sert de prétexte pour accrocher en passant tous les fiacres, prétendument par distraction. Les cochers de cabriolet ne vont plus que sur les trottoirs, ces messieurs se livrent franchement à leur goût et affichent leur préférence comme des gens qu’émancipe l’oisiveté.

Dans les Champs-Élysées, on voit encore beaucoup de calèches, de voitures légères ; mais, à vrai dire, ces promeneurs sont comme les comparses d’un théâtre : ils vont et viennent, ils passent et repassent ; là aussi l’activité supplée au nombre… Croiriez-vous que les travaux de démolition des bâtiments de l’Industrie ne sont pas encore achevés ! On enlève une douzaine de planches par jour ; mais l’inspecteur est venu les visiter hier ; on va se mettre à l’ouvrage activement, et tout fait espérer que le palais sera entièrement démoli pour la prochaine exposition de l’industrie.

En nous promenant dans ces mêmes Champs-Élysées, nous avons été témoin d’une petite scène qui nous a paru fort étonnante ; et ce qui nous a paru encore plus étonnant, c’est que chacun s’est étonné de notre étonnement. Cette phrase n’est pas très-claire ; voici le fait :

Deux jeunes gens fort bien mis se promenaient dans une allée ; ils se donnaient le bras. L’un des deux fumait. Un homme affreux vint à passer, un homme sale, dégoûtant, de la tournure la plus vulgaire, une sorte de Robert-Macaire désenchanté, se traînant d’un pas chancelant et fumant un cigare suspect, un misérable qui vous aurait fait reculer de dégoût si vous l’eussiez vu se diriger de votre côté… Eh bien, ce malheureux fut pour les jeunes dandys une apparition des plus agréables : ils allèrent droit à lui avec empressement ; lui leur répondit par un malin sourire, et celui des deux qui fumait eut le courage d’approcher sa gracieuse figure de cette face hideuse et d’emprunter à ce cigare impur un peu de feu pour son cigare éteint. Cette petite scène, jouée très-naturellement, nous avait inspiré à nous, spectateur naïf et fumeur