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LE VICOMTE DE LAUNAY.

fait trente pas dans sa cour pour aller au-devant d’un important message a fait plus d’exercice dans sa journée que l’homme indifférent qui a fait quatre lieues dans la campagne pour prendre l’air et pour gagner de l’appétit. Rien ne remplace la vie intellectuelle de Paris pour les esprits parisiens. Nous ne parlons point des penseurs, des artistes et des poëtes ; d’abord, nous ne les comptons point parmi les Parisiens proprement dits ; et puis les rêveurs n’agissent pas par les idées, ils fabriquent les idées qui font agir les autres, et cela leur suffit : nous parlons des Parisiens affairés, des spéculateurs, des ambitieux ; ceux-là ne peuvent bien vivre qu’à Paris. Un long séjour aux champs leur est fatal ; là ils ne vont point, comme les hommes d’imagination, retremper leur âme dans la contemplation de la nature, rafraîchir leurs pensées dans le calme de la rêverie ; ils vont se rouiller l’esprit dans l’ennui, s’alourdir le corps dans l’abondance, et dans l’oisiveté. Un homme d’affaires parisien peut risquer un voyage impunément ; mais s’il se fait champêtre plus d’un mois, malheur à lui ! il reviendra dans ses foyers maussade et souffrant, et il lui faudra bien des jours avant de retrouver cette activité infatigable, cette élasticité de caractère, cette agilité de jugement, cette présence d’esprit de tous les instants, ce menu courage de toutes les heures qui constituent l’intelligence parisienne.

Et les femmes de la ville qui reviennent des champs, qu’elles sont étranges ! comment les définir ? Ce ne sont plus des élégantes et ce ne sont pas encore de bonnes ménagères. Quelle conversation ! les voilà maintenant cent fois plus provinciales que les provinciales les plus consommées. Elles ont toutes les petites idées des petites localités, et elles n’ont pas ce qui en fait l’excuse, l’intérêt. Qu’une femme de province s’inquiète des moindres actions de sa sous-préfète ou de son sous-préfet, c’est tout simple, ces moindres actions peuvent avoir sur sa destinée une très-grande influence ; mais qu’on s’en aille attentivement étudier le sous-préfet d’une autre, qu’on aille soupçonner, espionner, décrier le président du tribunal d’une autre, le substitut du procureur du roi d’une autre, le percepteur des contributions d’une autre ; qu’on épouse les haines, les jalousies, les passions de la localité d’une autre… cela n’est pas dans la