Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
325
LETTRES PARISIENNES (1844).

une circonstance extraordinaire. — Eh ! ma chère, pourquoi cette parure ? J’ai dîné chez l’ambassadrice d’Angleterre. — À la bonne heure, je ne vous aurais point pardonné ces effets-là pour moi. — À dire vrai, ces effets-là ne sont pas sans danger à cette époque : une femme bien mise effarouche les autres femmes qui viennent vous voir en robe du matin, en voisines, à pied, sans façon, et s’enfuient à l’apparition d’une toilette prétentieuse. Or, comme les visiteurs sont rares, on tient à les attirer. On se compte ; le moindre départ fait un grand vide ; mais aussi le moindre retour est un événement. Les nouveaux arrivés sont toujours si aimables, ils rapportent tant d’excellentes histoires, des commérages si frais, de bonnes petites calomnies si friandes ! ils jettent cela en passant, en revenant de D… et allant à P… Ils ne restent à Paris que quelques heures, juste le temps qu’il faut pour semer une jolie anecdote scandaleuse, un joyeux mensonge abominable, une douce méchanceté ingénument mortelle ; et ceux qui demeurent à Paris la colportent de quartier en quartier, de foyer en foyer, et ceux qui fuient Paris l’emportent de château en château, de bateau en bateau ; et quand les héros et les héroïnes de ces poèmes d’été improvisés par des trouvères anonymes reviennent avec la froide saison à Paris, ils sont tout étonnés d’apprendre leurs aventures étranges. Madame T… découvre qu’elle a aimé passionnément M. X… qu’elle n’a jamais vu ; mademoiselle de Z… apprend qu’elle a épousé un Anglais à Bagnères, puis un Allemand à Bade, qu’elle est lady là-bas, qu’elle est baronne ici. M. de R… est non moins surpris lorsqu’on lui révèle qu’il voyage depuis trois mois en bonne fortune avec un affreux bas bleu qu’il déteste. Chacun se récrie, se révolte, s’indigne… « C’est bien fait, leur dit-on, cela vous apprendra à faire les élégants, à aller aux eaux, aux bains de mer, comme les gens à la mode ; il fallait rester à Paris comme nous autres bourgeois, on n’aurait point parlé de vous. » — Ah ! vous croyez que dans ce pays de l’élégance on est élégant impunément !… Erreur, grave erreur ! En France, on vous pardonnera plutôt d’avoir du génie que de l’élégance. C’est pourquoi les voyages d’agrément font tant d’envieux ; on a vu d’anciens amis se brouiller pour un voyage