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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Dans les boutiques, les marchandes font salon, et c’est les déranger impoliment que de venir y acheter quelque chose. Elles-mêmes vous regardent avec des yeux étonnés et semblent vous reprocher votre indiscrétion. Ne vous hasardez pas, mesdames, à demander le moindre ruban, dans cette saison de transition élégante, vous seriez à jamais déconsidérées. — Des rubans de taffetas ?… — Nous n’en avons plus. — Des rubans de satin ?… — Nous en attendons. — Il ne reste dans les cartons des magasins célèbres que de grosses chenilles rouges, vertes ou orange, pour orner les bonnets confiants des étrangères naïves ; que des comètes pékinées et des faveurs satinées pour répondre au hasard, par force chicorées et force choux, à des fantaisies plus ou moins clairement baragouinées !

L’aspect des théâtres est assez mélancolique ; c’est le temps des essais timides. Chaque soir, au Théâtre-Français, de jeunes débutants inconnus viennent jouer, devant de vieux acteurs retirés, d’anciennes pièces oubliées. L’Opéra, un peu désert, était l’autre soir égayé par deux sauvages. Un homme et une femme de nous ne savons quelle tribu se faisaient remarquer dans une loge des premières. Ces spectateurs au teint de bronze, aux lèvres pendantes, au nez coquettement paré d’anneaux d’or, paraissaient s’amuser extrêmement du jeu des acteurs, dont ils répétaient tous les gestes avec une exactitude effrayante ; le parterre entier s’est retourné pour les contempler, et bientôt les acteurs n’ont plus joué que pour eux, et c’était plaisir que de voir les scènes de l’opéra se refléter dans ce miroir étrange. On savait que Duprez allait risquer un la quand le sauvage ouvrait une bouche immense ; on savait que madame Stolz préparait un désespoir sublime quand la sauvagesse se prosternait avec des contorsions épouvantables ; on n’avait plus besoin de regarder le théâtre : c’était très-commode et très-amusant.

Nous ne vous parlons pas des salons, ils sont fermés ; à peine une ou deux convalescentes réunissent-elles chez elles quelques amis. Et quelle simplicité dans ces visites familières ! Une modeste capote, une robe montante, voilà l’uniforme ; une coiffure en cheveux fait époque, une robe à manches courtes fait scandale : il faut tout de suite l’expliquer, la justifier par