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LETTRES PARISIENNES (1844).

pour arriver jusqu’à vous, il ne marche plus en sautillant et en fredonnant quelque polka nouvelle, il s’avance en boitant et en gémissant : il est tombé dans un fossé à G…, le jour de l’ouverture des chasses, ou bien il arrive de Naples, où il a été mordu par un scorpion (historique) ; il se hâte de vous raconter ses aventures pour vous expliquer sa présence à Paris, tant il est honteux de s’y montrer dans cette saison. En effet, il n’y a plus à Paris que des victimes. Comprenez-vous cette métamorphose que subit fatalement cette turbulente cité, privée en un seul jour de tous ses tapageurs, de ses députés, de ses avocats, de ses journalistes, de ses bas bleus et de ses coquettes ; ce théâtre immense qui perd à la fois son orchestre, ses acteurs et ses actrices ; cette patrie des vanités que tous les vaniteux ont délaissée ! vous imaginez-vous enfin Paris, Paris habité sans prétentions, par des gens sans intentions, qui ne pensent ni à vous éblouir, ni à vous étourdir, ni à vous humilier, ni à vous attraper ! C’est quelque chose de merveilleux et d’inconcevable qui a tout le charme de la simplicité dans la grandeur, de la bonhomie dans la supériorité. Ses boulevards, ses rues, n’ont plus la fièvre, on y circule librement ; on n’y court plus, on y marche ; les Parisiens d’automne sont modestes ; ce sont de jeunes commis dont les appointements jaloux défendent les plaisirs champêtres ; ce sont de vieux caissiers, éternels captifs de la grande ville, qui ont oublié tous les aspects de la nature, les ruisseaux, les prés, les vallons, et qui ne connaissent plus par son nom qu’une seule plante, leur tabac ; ce sont de vieilles rentières courbées sous le poids des ans et d’une énorme capote gros bleu, juste assez riches encore pour payer et nourrir la vieille servante qui les aide à se traîner vers le banc hospitalier où elles vont chaque jour se chauffer au soleil ; ce sont de jeunes veuves, de courageuses orphelines, se faisant un noble moyen d’existence de leur éducation brillante, qui reviennent de dire adieu à leur dernière élève et de lui donner sa dernière leçon, et qui n’osent jouir qu’avec tristesse d’une oisiveté ruineuse. Elles s’arrêtent au marché aux fleurs ; elles choisissent un bouquet de violettes, une botte d’héliotrope, un pot de marguerites ! C’est beaucoup, mais nous sommes aux jours des vacances et il faut bien faire une folie.