Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
322
LE VICOMTE DE LAUNAY.

dans chaque personne qui passe leur ennemie ou leur victime ; rien qui sente la vie active et le travail inquiet ; mais de bons gros promeneurs au teint vermeil, au sourire naïf, marchant en silence, de ce pas vague et nonchalant qui veut dire : Je sors pour mon plaisir, personne ne m’attend, et je ne vais nulle part ; — de belles femmes très-parées qui ne s’occupent point de leur parure, qui ne tiennent nullement à la faire valoir ; elles regardent autour d’elles les maisons, les arbres, les voitures, avec une patiente curiosité. On voit bien vite que ce sont des étrangères. Une Française, quand elle est en grande parure, s’inquiète peu de ce qui se fait autour d’elle ; elle regarde si on la regarde… et voilà tout. Puis un mot italien, une exclamation espagnole, un yes ou un ia viennent vous apprendre à quel royaume de l’Europe appartiennent ces beautés inconnues, — ce que vous aviez déjà à peu près deviné, car la tournure et la démarche ont autant d’accent que la parole. Tels sont les nouveaux habitants de Paris : des voyageurs indépendants qui voyagent pour s’amuser, que rien ne presse dans leurs courses, et qui attendent pour visiter une ville célèbre le moment favorable, celui où ses habitants l’ont abandonnée, comme pour visiter un château fameux on attend le jour où ses propriétaires sont absents.

Si par hasard vous rencontrez une élégante Parisienne, elle se traîne pâle et languissante ; elle est malade, elle relève de couche ou elle est près d’accoucher ; si, par un hasard plus extraordinaire encore, ces Parisiennes sont en bonne santé, elles sont en grand deuil et elles sont tristes ; chose étrange, qui vous étonne ; quand vous avez quitté Paris, il y a trois mois, toutes nos merveilleuses étaient en grand deuil aussi, mais elles étaient d’une gaieté folle ; on les voyait passer dans leur calèche, vêtues de noir et riant aux éclats. Alors vous demandiez quel était ce deuil si joyeusement et si rigoureusement porté… On vous répondait : C’est un deuil de convenance. Maintenant le deuil et la tristesse vous paraissent un mélange bizarre, et vous avez un peu de peine à vous y accoutumer. Quant à nos Parisiens élégants, si l’un d’eux vous apparaît dans la foule de ces paisibles étrangers, vous allez aussitôt vers lui avec inquiétude ; il fait de vaines tentatives