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LETTRES PARISIENNES (1840).

« Ah ! celui-là ne m’inquiète pas. » Et, en effet, vous ne prenez nul soin de son destin. Vous ne lui donnez ni aide ni protection : vous le laissez piocher à son aise et se tirer d’affaire comme il peut. Vous êtes tranquille, vous savez qu’il ne viendra jamais rien demander. Mais il a un frère qui est un parfait imbécile ; il ne sait pas l’orthographe, il est incapable d’exercer la moindre profession : celui-là vous inquiète, car vous avez mille désagréments à redouter de sa pari. Alors vous rassemblez toute votre famille et vous dites avec anxiété : « Que ferons-nous d’Auguste ? » Et vos parents, consternés, sachant ce qu’on peut attendre du jeune sire, se regardent entre eux et répètent : « Que pourrait-on faire d’Auguste ? il n’arrivera jamais à rien par lui-même ; il faut le placer dans quelque administration (pauvre administration !), ou lui faire avoir quelque emploi dans le gouvernement… » (pauvre gouvernement !) — Que Dieu vous préserve d’Auguste !

Au premier aspect, cette idée de faire entrer dans les affaires du pays un jeune homme parce qu’il est incapable de faire les siennes peut paraître monstrueuse, folle, impraticable ?… Point du tout. Grâce au zèle, disons mieux, grâce au désespoir de tous ses parents, Auguste obtiendra la place qu’on ambitionne pour lui. Son oncle le député fera pour cela vingt démarches ; il promettra sa voix et sa contre-voix. Son cousin le directeur général fera pour cela, dans ses bureaux, deux ou trois mutations qui resteront toujours incomprises. Sa tante la baronne fera dix-neuf visites à de petites sottes qu’elle méprise. Sa cousine, la belle indolente, fera cent coquetteries à de vieux bavards qui l’ennuient. Sa bonne mère ira pleurer partout !… Oui, Auguste obtiendra la place ; il est vrai qu’il la perdra bientôt, mais ce sera pour en trouver une meilleure, car la première qu’il n’a pas su remplir lui comptera comme un précédent très-favorable. Il perdra aussi la seconde, et la famille coalisée lui en procurera une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième tout à fait bonne qu’il gardera, — les bonnes places étant celles où il n’y a rien à faire. Ainsi Auguste, toujours soutenu, toujours relevé par sa famille puissante, arrivera promptement à la fortune, tandis que son pauvre frère restera loin derrière lui ; car un homme intelligent à pied va