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LE VICOMTE DE LAUNAY.

vous avez eu l’adresse de placer sur une table, auprès de lui, un couteau, un canif ou une paire de ciseaux ; rien ne l’inspire autant. Aphorisme sous forme de calembour : Plus on sème de niaiseries dans un salon, moins il s’en glisse dans la conversation.

Il y a encore une chose qu’il ne faut pas oublier pour obtenir une conversation intéressante, c’est de ne pas du tout s’en occuper. Qu’ils sont ennuyeux, les gens qui se trouvent à eux-mêmes une conversation brillante et qui font valoir leur propre conversation ; qui se disent tout bas : Je cause !… qui viennent causer, et qui regardent avec fureur ceux qui les interrompent et semblent leur dire : Fi ! vous ne savez pas causer. Toute préméditation empêche la conversation d’être agréable. On va se voir ; on parle de la pluie et du beau temps ; chacun dit sans prétention ce qui lui passe par la tête ; les uns sont graves, les autres sont extravagants ; ceux-là sont vieux, ceux-ci sont jeunes ; quelques-uns sont profonds, plusieurs sont naïfs ; madame fait une question maligne, monsieur fait une réponse mordante ; un enthousiaste fait un récit chaleureux, un frondeur fait une critique sévère ; un commérage interrompt la discussion, une épigramme la réveille, un éloge passionné la renflamme… une folle plaisanterie la termine et met tout le monde d’accord. L’heure passe, on se sépare ; chacun est content, chacun a jeté son mot, un mot heureux qu’il ne se croyait pas destiné à dire. Les idées ont circulé ; on a appris une anecdote qu’on ignorait, une particularité intéressante ; on rit encore de la bouffonne idée d’un tel, de la naïveté charmante de cette jeune femme, de l’entêtement spirituel de ce vieux savant, et il se trouve que, sans préméditation et sans projet de causerie, on a causé.

Nous n’aimons pas non plus ces maîtresses de maison doublement officieuses qui font, le matin, le menu de leur conversation comme le menu de leur dîner. Madame Campan avait là-dessus un système qu’elle enseignait à ses élèves et qui nous a toujours paru peu divertissant : elle prétendait qu’il fallait régler la conversation d’un dîner sur le nombre des convives. Si l’on est douze à table, il faut parler voyages, littérature ; si l’on est huit, il faut parler beaux-arts, sciences, inventions