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LETTRES PARISIENNES (1844).

La disposition d’un salon est comme celle d’un jardin anglais, ce désordre apparent n’est pas un effet du hasard, c’est au contraire le suprême de l’art, c’est le résultat des combinaisons les plus heureuses : il y a des massifs de chaises et de canapés, comme il y a des massifs d’arbres et d’arbustes ; ne faites point de votre salon un parterre, mais un jardin anglais. Dans les salons symétriquement disposés, les premières heures de la soirée sont mortellement ennuyeuses ; tant que les meubles sont en ordre, les conversations sont languissantes et froides ; ce n’est que vers la fin de la soirée, lorsque la symétrie se trouve rompue, lorsque le mobilier a malgré lui cédé aux nécessités, aux intérêts de la société, que les causeries s’établissent et que l’on commence à s’amuser… et au moment où l’on commence à s’amuser, on s’en va ! Savez-vous alors ce qu’il faut faire ? il faut étudier le désordre de votre salon. Ce désordre intelligent doit être pour vous un enseignement : regardez tous ces sièges encore placés de la manière qui a été la plus commode pour la conversation ; il semble même qu’ils soient restés là pour causer, entre eux. Prenez garde, ne les déplacez pas, respectez leur disposition ingénieuse, et que le désordre de ce soir devienne votre arrangement de tous les jours. Croyez-nous, et la prochaine fois que vous aurez du monde chez vous, vous verrez qu’on s’y amusera trois heures plus tôt. C’est quelque chose, mais cela ne suffit pas. Les bons causeurs ont horreur de l’oisiveté. Les hommes d’esprit ne savent rien dire en tenant leur chapeau à la main d’un air cérémonieux ; ils ne savent pas manier ce chapeau en parlant, ce que les gens naïfs savent si bien faire ; ils ne savent pas le tourner et le retourner avec un aimable embarras, comme les paysans, ni le brosser avec un zèle éperdu comme les écoliers ; il leur faut des objets de prix pour leur servir de contenance, des flacons anglais, des cassolettes turques, des bonbonnières de Saxe, des chaînes d’or, des dés d’or, des ciseaux d’or Oh ! voilà ce qu’ils préfèrent à toute chose, des ciseaux, un canif, un couteau !… Avec ces armes ils sont bien dangereux, ils ont tout leur esprit. L’homme d’État le plus occupé, le politique le plus affairé, passera chez vous de longues heures à causer, à rire, à deviser de la manière la plus charmante, si