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LETTRES PARISIENNES (1844).

mère. Les bonnes fraises ! comme vous les cherchiez avec ardeur ! Vous en trouviez six, vous en mangiez cinq et vous en mettiez une dans le panier. Alors on vous disait : « Celle-ci n’est pas mûre ! » vous la repreniez bien vite et vous la mangiez encore, et l’on s’écriait : « Ne mange pas celle-là ! » et l’on vous en donnait une belle pour vous dédommager : c’était tout profit. N’est-ce pas que la fraise est l’emblème de la rieuse enfance ? C’est un fruit vermeil qui semble destiné à sa bouche vermeille ; il croît si près de terre que le plus petit enfant est forcé de se courber pour le prendre, et il est si délicat qu’une petite main sans force semble avoir seule le droit de le cueillir. Vous passez rapidement devant ce groupe de fraisiers et vous éprouvez le supplice de Tantale dans toute son horreur. Il faut avoir atteint un degré de civilisation extrême pour obtenir de soi une admiration simplement contemplative à l’aspect de ces fraises si belles, et qui semblent vous engager à juger par vous-même de leur amélioration. Passez vite et ne vous arrêtez que devant ce magnifique jasmin des Açores. Quel parfum ! Il vous transporte, hélas ! dans un monde que vous ignorez, que vous ne connaissez que par les récits des voyageurs. Ce parfum enivrant ne vous rappelle que des lectures ; ce n’est pas assez ; un parfum n’est rien s’il ne se complète par un souvenir.

Maintenant, pénétrez dans l’empire des roses ; il y en a là de toutes les familles, de toutes les couleurs, de toutes les formes. — Voici une belle fleur de magnolia. Ce n’est pas une fleur de magnolia, c’est une rose ; elle est monstrueusement belle. — Voici une charmante renoncule. — Ce n’est pas une renoncule, c’est une rose. On compte, à cette seule exposition, trois cent quatre-vingt-sept espèces de roses ; il y aurait de quoi dégoûter des roses à jamais ! Eh bien, pas du tout ; plus on en voit, plus on veut en voir encore ; et cependant, si on vous présentait trois cent quatre-vingt-sept espèces d’œillets d’Inde, par exemple, vous vous fâcheriez, vous diriez que c’est une mauvaise plaisanterie. Pourquoi cette injustice ? pourquoi la nature a-t-elle des fleurs favorites et des fleurs maudites ? Est-ce que, par hasard, l’égalité n’est pas dans la nature ? Nous commençons à le craindre.