Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/316

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
308
LE VICOMTE DE LAUNAY.

D’abord l’ananas triomphe ; c’est un parfum impérieux et sonore qui impose silence à tous les autres. Eh bien, voilà encore que nous disons une sottise : un parfum sonore qui impose silence, c’est absurde ; autant vaudrait dire un parfum éclatant qui éteint tous les autres… Mais il n’y a donc pas de mots pour définir les parfums ? Soit, on se passera des mots. L’orgueilleux ananas triomphe ; il se fait reconnaître le premier ; mais bientôt une senteur divine, d’une douceur toute-puissante, vient pénétrer vos sens, éveiller vos souvenirs, elle s’empare de vos esprits en formant autour de vous une atmosphère embaumée dans laquelle elle vous retient prisonnier ; vous lui appartenez pendant quelques moments ; elle vous absorbe, elle empêche tous les parfums rivaux de s’élancer jusqu’à vous ; elle vous parle de l’Italie, de Sorrente, de Naples, de Malte ; elle vous rappelle la brûlante Ibérie et tous les rivages bien-aimés où règne l’oranger aux fruits d’or. L’oranger, arbre béni entre tous les arbres, emblème sacré de la perfection ; arbre de la science, mais de la science du bien, il reçut en partage tous les dons : bois précieux, feuillage salutaire, fleur de neige enivrante et pudique, fruit d’or exquis et bienfaisant ; verdure constante, floraison précoce, durée éternelle. Est-il un arbre plus parfait ? Quel beau destin que celui d’un oranger ! Si nous croyions à la métempsycose, nous ferions toutes sortes de démarches pour être métamorphosé en oranger ; nous avons une espèce de culte mêlé d’un peu d’envie pour cet arbre privilégié ; nous le révérons comme un arbre de bénédiction, et nous nous défions malgré nous des pays où cette tige noble, droite et fière ne veut pas croître, où cette fleur chaste et bienveillante refuse de s’épanouir, où ce fruit superbe et généreux ne peut mûrir jamais. Ces pays-là ont commis quelque faute mystérieusement expiée. Dieu ne les a pas privés d’orangers sans motif.

Et le jaloux parfum vous enivre, et pendant longtemps vous ne comprenez que lui. Tout à coup une odeur sauvage vous ranime, un parfum joyeux et franc vous transporte en idée sur la lisière des bois. Et vous voilà revenu aux beaux jours de votre enfance, alors que vous alliez avec votre nourrice et vos petites sœurs cueillir des fraises pour le déjeuner de votre