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LE VICOMTE DE LAUNAY.

obligé de prendre une lampe pour éclairer M. Hugo dans l’escalier. Ces détails étaient exacts. — Vous voyez, nous dit-on, qu’on apprécie les gens d’esprit. — On commence à faire cas des poëtes quand ils commencent à faire de la politique.

À notre tour, nous avons parlé du comte de Syracuse et du succès qu’il obtient à Paris ; et pour faire briller notre érudition frivole, nous avons dénoncé l’excellente mystification dont une aimable femme, un peu vaniteuse, avait été la victime, et dont nous avions été le témoin. Vous savez que le monde des salons se divise en deux catégories, ceux qui adorent les princes du sang, et ceux qui les abhorrent ; ceux qui les poursuivent, et ceux qui les fuient. Nous trouvons ces deux extrêmes également puérils ; nous n’avons de préjugés ni dans un sens ni dans l’autre, et quand un prince est spirituel, nous ne savons plus s’il est prince.

Mais la femme dont il s’agit ne pense pas comme nous ; elle aime les princes pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour leur rang seul ; et l’autre jour, au bal, elle s’en allait demandant à tous les échos le comte de Syracuse. Un de ses amis lui dit en riant : « Le voici ! » et il désigna M. de B…, croyant que cette plaisanterie n’aurait pas de suite. Par malheur, on le prit au mot, on se rapprocha de M. de B…, on trouva moyen d’engager la conversation avec lui, et on le traita d’Altesse royale avec un respect merveilleux. M. de B… ne comprenait rien à sa subite fortune : l’éclat du rang suprême commençait à l’éblouir ; il s’inquiéta de sa position sociale, il prit çà et là des informations sur lui-même, et il parvint à découvrir qu’il devait sa soudaine élévation à la gaieté généreuse d’un ami. Ce n’est pas tout : la plaisanterie en était là, et nous étions en train d’en rire, lorsque M. de B… vint à passer ; M. de N… le prit par le bras et dit tout haut : « Son Altesse royale monseigneur le comte de Syracuse ! » Mais il fut bien étonné en voyant tout à coup près de lui… qui ?… le véritable comte de Syracuse. Alors un dialogue charmant s’engagea entre le vrai prince et le faux prince ; le vrai demandant au faux s’il n’était pas ennuyé de son rôle, s’il voulait le lui rendre, offrant de le lui laisser encore quelque temps. Et tout cela dit avec une bonne grâce parfaite, beaucoup d’esprit et de goût.