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LETTRES PARISIENNES (1844).

LETTRE DIXIÈME.

Suite. — Les habitants de la province devenus Parisiens. — Un monsieur qui achète des yeux d’oiseaux. — La colonne Vendôme ; nous y montâmes. — L’arc de triomphe ; nous y montâmes. — Les tours de Notre-Dame ; nous y montâmes.
1er juin 1844.

Ils sont toujours là, mais on ne les reconnaît plus. Leurs manières, leur tournure sont complètement changées ; ils n’ont plus cet étonnement naïf qui les dénonçait aux passants ; ils n’ont plus ces parures ingénieuses qui trahissaient leur patrie dans la patrie ; ils n’ont plus ces prétentieuses cravates blanches aux petites pointes lancéolées, mises avec tant de peine, étudiées avec tant d’art, ni ces minces cravates noires, nouées, sous-nouées, et puis encore trois fois sous-nouées, imitant les degrés d’une échelle de soie et descendant du cou jusqu’à la ceinture ; ils n’ont plus de gilets en tapisserie, ils n’ont plus de gants verts, ils n’ont plus de cordons de montre en velours rouge : ils sont mis comme nos jeunes dandys les plus élégants, c’est-à-dire avec une intelligente simplicité ; ils marchent comme tout le monde, sans regarder en l’air ; rien ne les arrête, rien ne les surprend ; ils sont au courant de tout, ils ont cette belle indifférence de gens dont on a plus d’une fois trompé la curiosité, usurpé l’admiration ; et sans leur accent qui n’a rien perdu de son originalité compromettante, sans leur langage qui conserve encore toute sa pruderie grammaticale, on les prendrait pour des badauds parisiens de pur sang.

Et, franchement, ils ont une érudition si parfaite qu’ils en sont insupportables ; ils nous humilient à chaque instant par leurs connaissances multipliées ; ils sont pédants comme ces faux savants qu’une instruction tardive remplit d’un très-humble orgueil. Ce sont des Parisiens parvenus qui sont plus Parisiens que les Parisiens naturels, comme les grands seigneurs parvenus sont plus glorieux que les grands seigneurs de naissance. Ils n’ont pas de plus vif plaisir que de nous confondre ; leur but est de nous prendre en défaut. Et, pour notre part, nous leur fournissons souvent l’occasion d’atteindre à ce but. La capitale nous est assez inconnue : on n’a jamais le