Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
291
LETTRES PARISIENNES (1844).

sonner, mais c’était un chien savant et il avait pénétré les secrets de la science : il ne voulut rien accepter, ni acétate de morphine, ni belladone, ni acide prussique, il ne voulut goûter aucune de ces friandises. On lui offrit des mets moins recherchés, du pain et de la viande… Il refusa : c’était un chien philosophe, il avait pénétré les secrets du cœur humain. Son maître… (cela peut-il s’appeler un maître !) son propriétaire eut l’idée, pour le rassurer, de porter à ses lèvres le morceau de pain qu’il lui présentait et d’en manger quelques miettes. Alors le chien sauta sur lui et mangea ses restes ; on lui donna à boire de l’eau dans une tasse, — il refusa de boire… mais quand, pour remplir les carafes, on eut ouvert le robinet de la fontaine, il s’élança vers la fontaine et se mit à laper l’eau limpide qui tombait du robinet. Depuis ce temps, chaque jour il agit de même, ne mangeant qu’après son maître ce que son maître a goûté, ne buvant que l’eau qui sert de boisson à tout le monde ; du reste, caressant, gai, joyeux, comme le serait un chien favori. On ne se douterait guère en voyant sauter dans la cour ce caniche soupçonneux qu’il a absolument les mêmes préoccupations que le roi Louis XI… et, il faut être juste, Louis XI supportait cette situation-là avec moins de grandeur ; il avait l’esprit plus faible ; il croyait qu’on voulait le tuer, et il était triste ; il n’était pas maître de ses terreurs. Peut-être ses terreurs ne venaient-elles que de ses remords ; peut-être la magnanimité de ce caniche vient-elle de son innocence ! Un sort fatal n’est-il donc réellement redoutable qu’alors qu’on l’a mérité ? Nous livrons ces réflexions au jugement des philosophes ; nous vous dirons seulement que les précautions de ce pauvre chien sont désormais inutiles : on lui laissera la vie pour prix de son intelligence. Les animaux sont plus heureux que les hommes : l’esprit les sauve quelquefois !

Pendant que les savants font des expériences, les élégants boivent, dansent, jouent et babillent ; et c’est une existence incomparable et enivrante que cette existence parisienne, où les travaux sérieux et les plaisirs frivoles se mêlent si naturellement. Dans ce moment, les bals du matin viennent en aide aux bals du soir. Il est impossible de voir rien de plus joli