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LETTRES PARISIENNES (1844).

sont bien heureux : l’histoire du passé, ce n’est rien à écrire ; avec un peu d’imagination, on peut s’en tirer ; mais l’histoire du présent, voilà ce qui est difficile à faire. Voir et comprendre en même temps, ce n’est pas commode ; d’ailleurs, le présent n’aime pas à être raconté ; il s’arrange toujours de manière à déjouer les narrateurs, il entasse tous les événements à la fois pour embrouiller la vérité, comme les directeurs de théâtre donnent tous leurs premières représentations le même jour pour dérouter la critique. Tâchons du moins de saisir quelques traits au passage et de griffonner quelques lignes entre le concert du matin et le bal du soir.

Ah !… voici déjà une première difficulté : il s’agit de faire l’analyse d’un proverbe fort spirituel dont l’auteur désire garder l’anonyme ; ce proverbe a été joué admirablement par des acteurs qui ne veulent pas être nommés, chez une charmante personne qui préfère rester inconnue. C’était jeudi dernier. On nous permet de révéler le jour de la semaine… insigne faveur ! Cela se passait au faubourg Saint-Germain, dans un des plus élégants salons de la Chaussée d’Antin ; comprenez si vous pouvez. La maîtresse de la maison est une toute jeune femme, qui a un fils de vingt ans. Le parterre était composé de beautés à la mode et d’hommes d’esprit : c’était un recueil complet des célébrités agréables. Le proverbe qu’on a joué est intitulé la Soirée musicale, c’est-à-dire le Concert impossible. Analyse : M. de Clairvaï donne des concerts sous prétexte qu’il aime la musique, et il aime la musique sous prétexte qu’il fait des romances. Aperçu philosophique : Ainsi nos grandes passions sont presque toujours greffées sur nos petites vanités ; nos crimes ont presque tous un ridicule pour excuse !… Madame de Clairvaï aimerait peut-être la musique sans les romances et sans les concerts de son mari ; mais les paroles de ces romances suspectes l’inquiètent, ces tendres reproches lui paraissent aussi mal fondés que mal rimés ; elle ne peut se faire illusion, elle ne les a pas mérités ; une autre belle les inspire. — Quelle est donc, s’écrie l’épouse jalouse, quelle est cette cruelle infidèle qui cause vos tourments parce qu’elle a rompu ses serments ? Est-ce que vous me trouvez cruelle, moi ? est-ce que vous me croyez infidèle ?