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LETTRES PARISIENNES (1844).

donner l’ordre fatal ; mais en quittant son appartement, il lui faut traverser une longue galerie ornée des portraits de ses ancêtres : c’était en automne, à cinq heures ; il faisait déjà nuit ; la bougie qu’il portait ne jetait qu’une lueur tremblante dans l’ombre de la galerie ; il la franchit entièrement sans apercevoir aucun des portraits qui en recouvraient les murs de chaque côté et que la lumière ne pouvait éclairer directement ; mais, parvenu à l’extrémité, tout à coup il s’arrêta ; un de ses aïeux était en face de lui, il le regardait, il semblait lui dire : « Où vas-tu ? » Et cet aïeul était précisément un de ces nobles cœurs à jamais célèbres dans l’histoire des amours, par le plus pur désintéressement, par l’abnégation la plus sublime… Épouvanté à cet aspect, le jeune homme fut, pour ainsi dire, réveillé en sursaut de son cauchemar de méchanceté ; il comprit la laideur de ses projets ; il saisit bravement la lettre maudite, il la brûla sous le portrait de son aïeul en le regardant avec fierté. Figurez-vous un petit-fils de M. de Jaucourt reconnaissant le portrait de son grand-père au moment d’envoyer à la poste une lettre anonyme. Ce n’est pas cette histoire-là, mais c’est une histoire presque aussi belle.

Sauvé d’un crime par un vieux portrait mal peint ! Riez encore, philosophes !

Eh quoi ! si des jouets d’enfants, si des portraits d’ancêtres peuvent préserver du mal de faibles cœurs, comment les images de Dieu, les souvenirs de la religion n’auraient-ils pas aussi leur toute-puissance ? Comment ne nous serait-il pas permis de nous attendrir à la vue d’un rameau bénit, quand ce feuillage consacré nous rappelle un des jours les plus amèrement glorieux de la passion de notre Seigneur Jésus-Christ ? Triomphe sans illusions précurseur de l’agonie, hommage mortel dont la victime seule a le secret, acclamations d’amour dont le Sauveur comprend déjà le sens funèbre ! Avant six jours, ce peuple reconnaissant qui crie avec bonheur : Hosanna au fils de David, ce peuple demandera sa mort ; avant six jours, ces disciples défenseurs de leur maître s’enfuiront tout tremblants de peur ; avant six jours, ces apôtres, qui lui devront la gloire, rougiront de lui ; amis, flatteurs, disciples, l’auront abandonné… À l’heure du supplice, il ne lui restera que ces deux