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LETTRES PARISIENNES (1844).

nant comme ça supporte la lecture ! » a-t-il dit ; et l’on n’a jamais rien dit de plus flatteur sur un livre.

Mais, si le mot est flatteur pour le livre, il est moins agréable pour l’auteur ; et nous découvrons tristement cette affreuse vérité : c’est que, de tous nos ouvrages écrits avec soin, avec prétention, le seul qui ait quelques chances de nous survivre est précisément celui dont nous faisons le moins de cas. Et pourtant, rien de plus simple : nos vers… ce n’est que nous ; nos commérages… c’est vous, c’est votre époque, si grande, quoi que l’on dise, si extraordinaire, si merveilleuse, et dont les moindres récits, les plus insignifiants souvenirs, auront un jour un puissant intérêt, un inestimable prix.

On nous a donc métamorphosé, malgré nous, en une espèce non pas d’historien, mais de mémorien, un de ces écrivains sans valeur que les grands écrivains consultent, un de ces mauvais ouvriers qui ne savent rien faire par eux-mêmes, mais qui servent à préparer de l’ouvrage pour les artistes de talent ; nous sommes à l’historien ce que l’élève barbouilleur est au peintre, ce que le clerc est au procureur, ce que le manœuvre est au maçon, ce que le marmiton est au chef. Ou appelle le premier, rapin ; le second, saute-ruisseau ; le troisième, gâcheur ; le quatrième, gâte-sauce ; nous ne connaissons pas le surnom dérisoire qu’on donne au gâte-sauce historique : ce métier infime doit avoir aussi quelque sobriquet ; nous ignorons le mot, mais il doit exister ; peut-être que c’est… journaliste.

Car la différence est grande entre le simple feuilletoniste et le journaliste-gazetier. Il y a un abîme entre un feuilleton sans lendemain et un chapitre de Mémoires. Nous nous trouvons pris au piège, et nous écrivons des chapitres de petits Mémoires, nous qui étions bien décidé à n’en écrire jamais. Toutefois, ceux-là ne ressembleront en rien à ces écrits ténébreux et prudents, composés en silence, avec une prétendue impartialité : récits vengeurs, soulagement de grandes haines par convenance cachées, apaisement de grands courroux par nécessité contenus ; pages confidentes des griefs et des ressentiments, où l’on trace le matin un si horrible portrait de son ennemi qu’on peut se permettre le soir de lui parler gracieusement ; où l’on a raconté hier avec une si clairvoyante cruauté les