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LE VICOMTE DE LAUNAY.

tristes et risibles qui se passent en ce moment : telle est la pauvreté intellectuelle de nos hommes d’État, qu’ils ne savent pas trouver un moyen de laisser vivre dans la même patrie la canne et la betterave, et qu’ils vont forcer cette noble fille de l’empereur à quitter le sucrier doré, qu’elle avait si ingénieusement usurpé, pour rentrer dans le saladier vulgaire d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Ô innocence des hommes de l’économie ! Tuer une industrie nouvelle, parce qu’elle empêche une vieille industrie de bien vivre, au lieu de les faire vivre toutes deux en étendant leur domaine ! Supprimer des fabriques de sucre dans un pays où les classes moyennes se privent de sucre, dans un pays où, chez des gens très-riches même, les entremets sucrés ne se permettent qu’une cassonade douteuse ; où les prudentes ménagères ont toujours le soin d’avoir deux sucriers dans leur buffet : un sucrier de parade rempli d’un sucre fin et d’une entière blancheur ; un sucrier de famille rempli d’un gravier jaunâtre, qui dit assez que cette industrie n’a pas encore atteint les limites de sa consommation ! Du reste, le principe est commode et nous l’admettons : supprimer ce qui nuit, cela peut aller loin. Courage donc ! supprimez les ânes parce qu’ils nuisent aux chevaux, supprimez la percale parce qu’elle nuit à la toile, supprimez la bière parce qu’elle nuit au vin, supprimez la pomme de terre parce qu’elle nuit au pain, supprimez les lampes parce qu’elles nuisent aux chandelles, supprimez la houille parce qu’elle nuit au bois, supprimez le miel parce qu’il nuit au sucre ; mais supprimez alors tous ces bavards sans idées, ces intrus de la politique moderne, parce qu’ils nuisent à toutes choses, et surtout aux gens d’esprit dont ils occupent la place.

Mais que sont pour nous les vains plaisirs du monde, les courses, les fêtes, les grossiers intérêts de la politique et de l’industrie, auprès du grand événement de la semaine, de l’apparition d’un livre de vers signé Victor Hugo ! Nous avons bien voulu descendre au rang de feuilletoniste, nous avons courageusement renoncé à notre poésie à nous, mais nous n’avons jamais pu renoncer à la poésie des autres ; et quand nous pouvons passer de délicieuses journées à lire, à relire de sublimes vers, nous ne savons plus si le monde s’amuse et si