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LETTRES PARISIENNES (1842).

tique, tout nous paraît incertitude et mystère : d’un côté, nous voyons de grands esprits qui se plaisent à créer, selon l’expression d’un poëte illustre, une sorte de récitatif sublime, une prose majestueuse, ornée des mots les plus pompeux, des images les plus brillantes, qui font enfin des vers sans rimes ; puis, d’un autre côté, des esprits non moins élevés, non moins délicats, qui s’amusent à versifier une prose modeste et sans cérémonie, qui choisissent les mots les plus ordinaires, les images les plus triviales, qui croisent enfin des rimes sans vers ; et nous ne savons plus lequel des deux genres il faut imiter : la prose épique ou la poésie bourgeoise ? En politique, et cela est plus grave, ce sont nos amis eux-mêmes que nous ne comprenons plus ; c’est M. de Lamartine qui veut donner du bon sens et de la bonne foi à la gauche ; c’est M. de Girardin qui veut donner des idées et du courage au centre. Ne pas comprendre ceux qu’on admire et qu’on aime, est-il rien de plus triste au monde ! Oui… il y a une chose plus triste que celle-là ; il y a une chose plus désolante que cette étrange stupéfaction où nous jettent les inconséquences du jour : c’est le peu de temps qu’elle doit vivre. Dans un mois, avant un mois peut-être, nous serons accoutumé à toutes ces bizarreries qui nous alarment tant aujourd’hui ; ces dissonances ne blesseront plus nos oreilles, ces contrastes ne choqueront plus nos yeux, ce langage qui nous offense sera devenu le nôtre ; nous aurons adopté ces généreuses utopies, ces fausses idées, ces ridicules, ces manies ; et lorsqu’un nouveau débarqué comme nous s’étonnera de toutes ces folles choses, comme nous nous en étonnons aujourd’hui, nous lui dirons à notre tour : « Que voulez-vous, c’est là le monde !… » Alors nous en serons arrivé à la première période de ce beau désespoir qu’on nomme philosophie : l’indulgence !


Nous étions jeudi dernier à l’Académie française, où se trouvaient réunies dans une abondance merveilleuse les illustrations européennes. C’était une véritable solennité. Ambassadeurs, ministres, duchesses françaises, princesses russes, grandes dames de tous les pays, se pressaient sur les banquettes