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LE VICOMTE DE LAUNAY.

querelle d’étiquette entre usurpateurs !… » Voilà où elle en est et comment elle juge !

— Eh mais, de son point de vue, ce n’est déjà pas si mal juger !

— Je vous le disais bien, que vous étiez tous deux faits pour vous entendre, car elle n’est pas de ce siècle, pas plus que vous… »

Hélas ! il est vrai, nous ne nous sentons plus en harmonie avec les idées du moment. Le monde paraît follement étrange quand on le revoit après une longue absence. Il a une tolérance d’exception pour ce qui est réellement mal, et une sévérité de fantaisie pour ce qui est parfaitement innocent, auxquelles on a peine à s’accoutumer. Il pardonne aux hommes d’État, aux gens graves, toutes sortes de légèretés dont les conséquences peuvent être fatales ; puis, quand un romancier se hasarde à faire raser ses cheveux ou à les porter trop longs, quand un jeune merveilleux se montre à l’Opéra paré d’un gilet plus ou moins aurore ; quand une femme à la mode se place à la galerie au lieu de se placer dans une loge, quand elle arrive au bal avec deux bouquets, quand elle met à midi un turban au lieu de le mettre le soir, il s’indigne ; ce sont des cris furieux, des déchaînements implacables… Le monde ne s’alarme des légèretés que lorsqu’elles sont sans danger, et pour qu’il pardonne à l’étourderie, il faut qu’elle soit sans excuse.

Eh bien, toutes ces inconséquences nous ennuient à observer ; ce rôle de vieux grondeur nous fatigue : on se lasse d’être toujours seul à remarquer des défauts dont chacun s’arrange. À toutes nos critiques, nos indignations, on répond : « Que voulez-vous, c’est là le monde ! vous ne le changerez pas ! — Sans doute ; mais j’aimerais mieux ne pas le regarder. — Il faut le regarder pour le peindre. — J’aimerais mieux ne pas le peindre… » Le fait est que nous ne le comprenons plus. Depuis un an, les aspects ont si complètement changé ; les idées se sont tellement modifiées ; les personnages se sont si étrangement métamorphosés, qu’on ne sait plus ce qu’il faut blâmer, ce qu’il faut louer ; ce vague dans les jugements est un véritable supplice pour un esprit absolu. En littérature, en poli-