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LE VICOMTE DE LAUNAY.

gulières ; les lois de l’étiquette sont complètement méprisées par les personnes les plus élégantes et les mieux élevées ; les gens qui se rencontrent s’appellent de loin par leur nom, se racontent tout haut leurs affaires, rient aux éclats en plein trottoir et affectent une confiance et un abandon qu’ils rougiraient de risquer en hiver ; ils font dans les rues et sur les boulevards un tapage qui fait s’arrêter les passants ; ils ont l’air d’une troupe de voyageurs français qui débarquent dans une ville étrangère ; la ville est à eux, ils n’y connaissent personne ; ils peuvent y faire mille folies anonymes ; il n’y a là ni M. un tel, ni madame de B…, ni mademoiselle T…, ni la petite baronne de S…, pour leur dire qu’ils sont ridicules : Paris désert leur appartient. Celui-ci ose sortir en veste de chasse, coiffé d’une casquette ; celui-là traverse plusieurs rues en robe de chambre pour aller savoir des nouvelles de son voisin ; cet autre lit en gesticulant une lettre qu’il vient de recevoir ; ce dandy mange bravement de belles poires qu’il vient d’acheter, et cette merveilleuse marchande effrontément un melon qu’elle emporte. Et l’on marche négligemment, et l’on se tient courbé en deux, et l’on jette les yeux autour de soi au hasard et sans coquetterie, et cette négligence et ce sans façon veulent dire : « Les personnes pour lesquelles je me contrains ne sont plus ici. » Regardez cette belle femme qui n’a pas même eu le soin de boucler ses blonds cheveux : comme elle paraît languissante ! comme son châle est mal mis ! comme le ruban de son chapeau est mal attaché ! Les lacets de ses brodequins sont dénoués, les boutons de ses gants sont défaits ; tout dans sa personne semble dire : « Il est parti depuis un mois, et je ne sais quand il reviendra. » Voyez derrière elle ce jeune fat ! Il oublie d’avoir l’air fat, il marche sans se dandiner, il a négligé de mettre son chapeau de travers, il a des gants noirs avec une cravate rose et il tient à la main un mouchoir déchiré ; toute sa personne semble dire : « Je n’ai plus besoin de me parer en séducteur et de me poser en jeune homme riche ; je ne rencontrerai ce matin ni héritière ni veuve à marier ; dans ce mois-ci il n’y a que des filles sans dot et des veuves sans douaire à Paris, »

L’hiver est la saison de l’hypocrisie ; mais l’été, nous l’avons