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LE VICOMTE DE LAUNAY.

templer sans rire. Leur figure ne ressemble en rien à celle des autres mortels, ils ont des cheveux plantés tout de travers : leur tête est un champ d’épis (style de coiffeur) ; leurs yeux, à demi fermés, sont sans regard et d’une couleur inconnue ; leur front n’existe pas ; leur nez est ineffable… rien ne peut donner une idée de la forme de ces nez-là, ils ne finissent jamais comme ils commencent, ils n’appartiennent jamais au visage qu’ils embellissent ; ce sont des nez de rapport maladroitement attachés et malheureusement assortis. Leur bouche est indolente et lourde : on devine que ces lèvres-là n’ont jamais parlé ; leur menton est invisible : toujours il est caché, quelle que soit sa condition. Le mari l’anéantit dans le nœud de sa cravate, la femme l’absorbe dans les brides de son chapeau. Leur teint varie du jaune-soufre au brun de la peau de Suède. Leur manière de marcher est fabuleuse : on dirait à chaque instant qu’ils vont tomber et que le pas qu’ils essayent sera leur dernier pas. Cette façon de poser le pied a quelque chose de timide et de prétentieux qui tient à la fois du somnambule et du funambule. Quant à leur parure, elle est d’une originalité qui va jusqu’à l’insolence et d’une indépendance qui va jusqu’à l’insurrection. Dans une saison ordinaire, on ne pourrait passer sur les boulevards impunément avec de pareils costumes. L’autre jour, nous avons vu un certain chapeau-turban feu et rose orné de plumes rouges qui, sans aucun doute, aurait fait émeute un jour de printemps. Eh bien, il n’obtenait pas un sourire ! C’est qu’il n’y avait là personne qui fût en état de le juger et de le comprendre. Les femmes qui le regardaient méritaient de le trouver joli, tant elles étaient elles-mêmes bizarrement accoutrées. Jamais nous n’avons rien rencontré de semblable. Quelles combinaisons ! quelles alliances ! quelles inventions ! Quelle puissance d’imagination il a fallu pour composer toutes ces parures, et quelle supériorité de caractère il faut avoir pour les porter ! Le mois de juillet seul enfante de tels prodiges. Les modes de l’été seules permettent de tels efforts. Que de vieux chiffons ont revu le jour, sous prétexte d’écharpes légères ! Que de rideaux brochés ont retrouvé le droit de voltiger en prenant le doux nom de voile ! mais aussi, que de pauvres fauteuils ont vu