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LE VICOMTE DE LAUNAY.

un fleuve : l’eau coulait de ses manches, de ses poches, des basques de son habit, des bords de son chapeau ; les femmes tordaient leurs châles comme un linge qu’on vient de savonner ; leurs chapeaux étaient tous d’une couleur inconnue ; leurs robes légères, alourdies par la pluie, dessinaient leur taille fatalement ; leurs mouchoirs blancs étaient bigarrés de toutes sortes de nuances : il y avait du jaune des gants jaunes, du rose de la ceinture rose, du bleu de l’ombrelle verte, etc. ; c’était une palette d’un goût charmant !… » Pauvres femmes, elles étaient parties le matin si jolies, leur parure était si fraîche, et elles avaient tant travaillé pour composer cette merveilleuse parure ! Celle-ci avait passé la nuit pour achever sa robe neuve, une belle robe de mousseline de laine à un franc cinquante centimes l’aune ; celle-là s’était privée tout l’hiver de lumière et de feu pour pouvoir acheter cette année un chapeau de paille, rêve de sa jeunesse… et c’était la première fois de sa vie qu’elle portait un chapeau ! cette autre, enfin, a travaillé six mois sans relâche pour compléter la somme exorbitante avec laquelle il est permis de marchander une écharpe de soie ; et tous ces beaux objets si chèrement obtenus ont été perdus en un jour, et il n’en est rien resté qu’un débris sans valeur, que l’amer regret de s’être imposé tant de privations et tant de peine pour un plaisir si passager. Moquez-vous de notre sentimentalité tant qu’il vous plaira, mais nous n’en avouerons pas moins la grande tristesse que nous causent ces méchants orages des dimanches ; nous ne sommes pas de ceux qui dédaignent les fêtes populaires, les plaisirs bourgeois ; nous trouvons cela si simple et si juste, que ceux qui travaillent le plus soient ceux qui s’amusent le mieux ; et puis nous sommes encore un peu poëte, et rien ne nous semble plus poétique, plus respectable et plus charmant qu’une pauvre jeune fille qui travaille pour être jolie, et, chaque dimanche, nous prions le ciel qu’il daigne conserver, avec la pureté de son cœur, la fraîcheur de sa parure. — N’oublions pas ce détail qui est plaisant : Dimanche dernier, il pleuvait si fort et les gens qui marchaient dans les rues étaient si complètement mouillés, que tous les parapluies étaient fermés : on les portait sous le bras avec un profond mépris. Fiez-vous donc aux apparences !