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LETTRES PARISIENNES (1841).

les plus distinguées de Paris ; ce qui est une grande faute : il faut garder pour soi de semblables découvertes. Tout Christophe Colomb doit redouter un Améric Vespuce.

Troisième souvenir : la femme à la mode. — Vous avez du bonheur ce jour-là ; vous trouvez tout votre monde, et, par un hasard inappréciable, ces femmes élégantes si entourées sont seules chez elles, ce qui vous permet de provoquer leurs confidences adroitement. Vous voilà donc chez madame la vicomtesse de T… Oh ! cette femme-là n’est point une beauté méconnue : c’est la reine de tous les salons, c’est l’astre de toutes les fêtes ; on l’admire, on l’adore, on l’aime, on l’envie ; elle est jeune, elle est riche, elle est libre sans être veuve, ce qui est le comble de la liberté. Son mari est un vieux fou qui l’a quittée pour une danseuse américaine et qui voyage éternellement sans s’arrêter, semblable au Juif errant, et l’épouse du Juif errant est certes la femme la plus libre. On vous dit que madame la vicomtesse est dans son jardin. Vous descendez les marches du perron et vous suivez doucement une mystérieuse allée. De loin, à travers les arbres, vous apercevez la belle Stéphanie ; les plis de sa longue robe de taffetas lilas glacé à reflet d’or ondoient sur le gazon ; elle est assise près d’une table de bois rustique ; un livre ouvert est devant elle, mais elle ne lit pas ; ses coudes sont appuyés sur les pages du livre comme sur un coussin, et son visage est caché dans ses mains. « Madame… » dites-vous. — Aussitôt elle relève la tête, et vous restez muet d’étonnement en voyant que son beau visage est baigné de larmes. Elle s’efforce de vous sourire et se hâte d’essuyer ses yeux. Mais ses larmes coulent trop abondamment pour pouvoir se sécher si vite ; elle garde un moment le silence, puis elle vous demande pardon de pleurer. Vous êtes troublé à votre tour ; vous ne vous attendiez point à trouver cette charmante mondaine dans un si grand désespoir. « Avez-vous reçu quelque triste nouvelle ? lui demandez-vous. — Non, dit-elle ; quand je suis seule je pleure bien souvent sans sujet. N’y faites pas attention. — Vous, pleurer ! vous dont l’existence est si brillante ! — Brillante peut-être, mais pas heureuse. — Vous êtes si belle et si aimée ! — Aimée d’amour, n’est-ce pas ? Eh ! croyez-vous donc que l’amour soit le bonheur pour