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LE VICOMTE DE LAUNAY.

de l’attendre un moment dans le salon. — C’est là qu’il vous est facile d’étudier cette femme exceptionnelle : dans son beau salon, toutes ses inanités sont exposées au grand jour ; c’est le musée de ses prétentions. Ce vaste salon tout d’abord vous révèle un des chagrins de celle qui l’habite ; il est superbe, mais il a le tort d’être unique, ce qui est un grand tort pour un salon de notre époque ; une femme élégante qui n’a pas de second salon est inévitablement une femme malheureuse ; on sait cela. Mais quand on a le bonheur d’avoir encore son père, il faut se résigner à quelques privations ; un parent de plus, c’est une chambre de moins. Toutefois, avec de l’intelligence, il est facile de faire d’une pièce immense un petit parloir artiste et sentimental ; il suffit pour cela de l’encombrer, d’y entasser à l’envi fauteuils, canapés, chaises longues couvertes d’oreillers, tables à ouvrage, tables à écrire, jardinières, meubles de Boulle, paravents, — surtout paravents, — et l’on arrive à composer non pas précisément un boudoir mystérieux, mais une sorte de magasin intime où l’on peut causer de toutes choses confidentiellement. D’abord, chacune des fenêtres est condamnée — sans calembour — à exprimer une passion. Celle-ci est voilée d’un rideau vert ; devant elle se trouvent une table à dessiner, un chevalet, une boîte à couleurs, agréables objets destinés à trahir un amour malheureux pour l’art de Zeuxis et d’Apelles. Celle-là est consacrée aux sciences ; elle est obstruée par un immense bureau couvert de cahiers, de livres, de dictionnaires menaçants, de médailles et antiquailles, le tout arrangé dans le plus ingénieux désordre. Sur une feuille volante sont tracés au hasard quelques mots d’une écriture orientale quelconque ; on les a griffonnés sans intention, en essayant sa plume et avant de prendre sa leçon d’arabe, ou en attendant son maître de chinois : car les langues de cette espèce sont celles qu’on aime le mieux avoir l’air d’apprendre ; elles ont un grand avantage, elles laissent supposer qu’on sait toutes les autres. Étudier l’italien, l’anglais, l’espagnol ou l’allemand, cela ne dit pas qu’on sache le chinois ; mais étudier le chinois, c’est avouer qu’on sait au moins l’italien, l’anglais et l’allemand ; et d’ailleurs, quand il s’agit de faire semblant d’apprendre une langue, il n’en coûte pas